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Couturissime en demi-teinte

L’innovant Thierry Mugler ne coche pas toutes les cases de la modernité. 

Patrice Stable

Un jeudi après-midi, je décide d’aller parcourir le troisième étage du Musée des Beaux-Arts de Montréal pour voir l’exposition Couturissime du designer Thierry Mugler. Instagram m’avait déjà offert une couverture extensive de la soirée d’ouverture avec la présence de Thierry Mugler lui-même, mais aussi de la drag queen Violet Chachki, de Diane Dufresne, de Candis Cayne ou encore de Kim Kardashian. L’exposition, dont le musée montréalais présentait la première édition mondiale, me semblait prometteuse. Et je n’ai été qu’à moitié déçu.

Une exposition renversante

Dès la première salle, on se retrouve plongé dans l’univers du couturier. Les costumes de la pièce La tragédie de Macbeth créés par Mugler pour la Comédie Française et le Festival d’Avignon y sont installés. Ils sont mis en scène, avec au centre la robe de Lady Macbeth, qui prend la forme d’une cage dorée. Bref, impressionnant. Je poursuis ma visite. Les grands moments de la carrière de Thierry « Manfred » Mugler sont réunis dans la salle suivante. Aux murs, photos et vidéos illustrent les évènements importants de la vie de Mugler et retracent sa carrière, ses collaborations et les personnalités ayant porté ses créations. Les pièces exposées sont toutes plus sensationnelles les unes que les autres. On aperçoit même un hamburger serti de cristaux porté par l’un des mannequins. Pierres précieuses de toutes les couleurs, velours, mais aussi dentelle en caoutchouc, plastique fondu et remodelé parent les différentes créations exposées. 

Bien que les mannequins soient immobiles, on a l’impression d’assister à un show, référence aux défilés de Mugler, qui se voulaient tous plus spectaculaires les uns que les autres. Que ce soit Lady Gaga dans ses clips Paparazzi et Telephone, David Bowie, Diana Ross, Céline Dion, Diane Dufresne ou encore Beyoncé, tou·te·s font partie de ces icônes ayant été habillées par le créateur. Thierry Mugler a également réalisé le clip de la chanson Too Funky de George Michael. L’exposition elle-même est grandiose. Les artistes designers et scénographes Michel Lemieux et Philipp Fürhofer, ainsi que la compagnie d’effets spéciaux Rodeo FX (qui a notamment en partie réalisé les effets spéciaux pour la série Game of Thrones), ont participé à l’élaboration des différentes salles, qui présentent chacune une ambiance qui leur est propre. 

Cependant, petit à petit, je me rends compte qu’une impression étrange me suit depuis le début de ma visite. Les tailles des mannequins de plâtre sont systématiquement très fines et ne représentent pas la multiplicité réelle des corps. Pourtant, ce sont les pièces originales. En avançant à travers l’exposition, je cherche, en vain, des pièces moins ajustées. Quasiment tous les modèles présentés, tant sur les mannequins que sur les photos et vidéos, ont un physique identique. Les poitrines sont plates, les jambes longues et les tailles étroites. Ces pièces de haute couture ne se construisent que pour une idée du corps ultra-standardisé.

Un sexisme latent

En rentrant de l’exposition, je me renseigne pour mieux comprendre l’approche de Mugler. Le spectacle est une notion centrale de son travail. Un autre aspect qui revient régulièrement est la notion de femme forte, rendue puissante au travers de ses vêtements. Si souvent, les créations de Mugler ont été jugées provocatrices parce qu’elles exhibent les corps, de nombreux journalistes ont vu en elles plutôt  des symboles de la libération de « la femme ». Quoi qu’il en soit, ce privilège serait donc réservé uniquement aux femmes dont le corps correspond à la vision de la féminité selon Thierry Mugler, et plus généralement des hommes cis-genre blancs à la tête de l’industrie de la haute couture. 

Encore plus lorsque les projecteurs se braquent sur ce sujet dans le cadre d’une exposition. Si le secteur de la mode semble se concentrer dans une bulle quelque peu élitiste, l’exposition Couturissime, en tentant de l’ouvrir à un public plus large, illustre encore une fois le manque d’inclusivité de cette sphère hermétique qu’incarne la haute couture. Il s’agit là d’un homme qui donne sa vision d’un physique féminin idéal et uniforme. Une première pensée me vient : Thierry Mugler, mais aussi plusieurs autres créateurs, comme Karl Lagerfeld, sont ou ont été ouvertement gays, comment peuvent-ils démontrer ces points de vue sexistes et réducteurs de la femme ? La réponse est simple : l’un n’exclut pas nécessairement l’autre. J’ai toujours pensé qu’il existait une sorte d’empathie tacite englobant le combat pour la représentation des personnes LGBTQ+ (dont les hommes gays font évidemment partie) et les questions de représentations féministes. Sauf que orientation sexuelle ne rime pas nécessairement avec réflexion sur le genre.

Les agissements sexistes de ces derniers, notamment dans le monde de la mode, sont souvent excusés d’une manière ou d’une autre, employant souvent l’idée qu’ils ne sont pas attirés par les femmes, et donc qu’ils ne les sexualisent pas.

Beautés standards

Pourtant, une forme de sexisme est perpétuée par ces créateurs et passe parfois par autre chose que la sexualisation. Cette forme de sexisme s’opère au travers de l’exclusion de certaines femmes des défilés, de la possibilité, pour elles, de porter certains vêtements. Sont donc exclues des podiums les femmes qui font une taille supérieure ou égale à une taille 0 et les femmes âgées. On ne voit que très peu de personnes racisées, à l’exception de certaines dont la présence sert à rappeler que l’on tente un semblant d’inclusivité. Les femmes trans sont également très peu représentées. La « création artistique », souvent employée comme excuse, fait fi de toute autre considération. L’artiste, et particulièrement dans le cas de Thierry Mugler, se veut engagé d’une manière ou d’une autre. Ici, il affirme souhaiter l’émancipation de la femme grâce à la mode.  De par ces plateformes que les créateurs ont, et de par leur position, en tant qu’hommes, ils s’octroient la légitimité de déterminer ce qu’est une femme forte et émancipée, une femme libre. Pourtant, s’ils souhaitaient vraiment promouvoir cette émancipation, vraiment soutenir les femmes, alors pourquoi ne pas garantir ce soutien en représentant la diversité de ce que recouvre le terme « femme » ?

La vision que Mugler propose du physique masculin n’est d’ailleurs pas particulièrement inclusive non plus. Les pièces masculines présentes dans la collection exposée semblent elles aussi faites pour un physique bien particulier. Exigence physique récurrente dans l’imaginaire collective, promue par l’industrie de la mode, mais aussi au sein de la communauté LGBTQ+, l’image d’un homme « beau » est celle d’un corps fin, aux muscles dessinés. Là encore, c’est exclusivement pour ce type de corps que Thierry Mugler semble avoir pensé ses créations. 

La fin de Couturissime propose une ouverture sur l’exposition parallèle Montréal Couture, qui met en valeur le travail d’artistes locaux, comme Marie Saint Pierre, Philippe Dubuc, Denis Gagnon, mais aussi Helmer Joseph, Ying Gao, Marie-Ève Lecavalier, le duo Fecal Matter, et d’autres. Le travail de ces artistes offre une belle perspective, avec beaucoup plus d’inclusivité que l’exposition à laquelle j’ai assisté. Elle démontre qu’il est possible de laisser s’exprimer la créativité, l’esthétique, en étant moins excluant. Thierry Mugler a sûrement, en son temps, participé à travers ses défilés révolutionnaires à une certaine émancipation des femmes, mais il est temps de laisser place à plus d’inclusion et de représentation. 


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