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Un mois pour l’histoire des Noir·e·s

Le Délit a assisté à la cérémonie d’ouverture du Mois de l’histoire des Noir·e·s à McGill.

Iyad Kaghad | Le Délit

C’est dans le fastueux pavillon du McGill Faculty Club que près d’une centaine de personnes se sont réfugiées afin d’assister à la cérémonie d’ouverture du Mois de l’histoire des Noir·e·s à McGill, alors qu’un vent glacial soufflait sur la rue McTavish. 

C’est d’ailleurs le premier regret qu’a exprimé George Elliott Clarke, poète de renom invité pour tenir le discours inaugural de la cérémonie. « Le Mois de l’histoire des Noir·e·s ne devrait pas être en février », a‑t-il déclaré en amorce de sa prise de parole. Outre les raisons météorologiques évidentes, il a tenu à justifier cette considération en revenant un peu sur l’historicité de cette tradition qui célèbre l’histoire des Noir·e·s en Amérique du Nord. À l’origine, c’est l’historien américain Carter G. Woodson qui, dans les années 1920, fût à l’origine de ce que l’on appela The Negro History Week. Il désigna alors la deuxième semaine de février comme idéale pour un tel projet, celle-ci coïncidant avec les anniversaires d’Abraham Lincoln et de Frederick Douglass, esclave affranchi dont les écrits racontent son vécu et ses combats pour l’abolition.

Ainsi, il semble aisé de comprendre le questionnement de George Elliott Clarke quant au choix de célébrer, ici, au Canada, ces mémoires de l’histoire des Noir·e·s en se reposant sur une historicité propre aux États-Unis. S’inscrire dans une historiographie et une territorialité aussi approximative empêcherait selon lui une véritable réflexion menée sur la question afro-canadienne qui existe en elle-même, et non uniquement en écho à celle « afro-états-uniennes ». Celui-ci suggère le mois d’août pour un Mois de l’histoire des Noir·e·s propre au Canada, car c’est le 28 août 1833 que la  loi de l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques reçut l’assentiment royal. Sans oublier que, dans la chaleur de l’été, les évènements seraient sûrement plus nombreux et plus festifs.  Cependant, ce ne sont ni la neige ni le vent qui auront empêché le Réseau des étudiants noirs (BSN, ou Black Students Network en anglais, ndlr) ainsi que le Bureau de l’éducation en équité sociale et diversité (SEDE, ou Social Equity and Diversity Education Office en anglais, ndlr) d’organiser une série de conférences et de discussions tout au long du mois sur le campus de l’université. Shanice Nicole, qui présentait la cérémonie, n’a pas manqué de remercier l’ensemble des organisateur·rice·s qui permettent la tenue de la troisième édition du Mois de l’histoire des Noir·e·s à McGill. 

Les savoirs révolutionnaires

Malgré une cérémonie tenue en grande majorité en anglais, l’auditoire francophone a eu la chance d’assister à la présentation de l’invité d’honneur de la cérémonie par le professeur de littérature Mbaye Diouf qui a souhaité, lors de sa prise de parole, revenir sur quelques notions importantes quant à la commémoration de l’histoire des Noir·e·s. Il a notamment insisté sur l’importance d’interroger un concept central : celui de race. Présentée comme une notion dynamique car elle se redéfinit systématiquement au cours de l’histoire des contacts des peuples, des politiques d’État ou d’idéologies, le professeur Diouf a mis en lumière la nécessité des littératures postcoloniales dont George Elliott Clarke était, ce soir-là, l’ambassadeur.

« Lire et actualiser les écrits de Clarke », telle est la tâche intimée à l’auditoire. Et en effet, le poète et dramaturge Canadien Métis dont on ne compte plus les prix littéraires se présente comme un homme racisé en tant que Noir et socialisé en tant qu’ Africindian. À l’intersection de ces identités opprimées sur le territoire canadien, le poète a livré, vendredi soir, une véritable tribune en faveur de l’engagement intellectuel et de la connaissance de l’histoire des communautés opprimées, ponctuant son discours par l’épanaphore, « I know I should read some poetry »(Je sais que je devrais vous lire un peu de poésie).  C’est, à priori, pour cette raison qu’il avait été invité. Mais George Elliott Clarke a préféré s’attarder, avec éloquence, sur une réflexion beaucoup plus large qui appelait l’assistance à ne pas ignorer sa propre histoire, à choisir de la confronter sans excuses et sans embarras, en particulier dans le cadre universitaire. « The most revolutionary thing that you can do is to be a scholar, a historian, a teacher or an artist that addresses history » (la chose la plus révolutionnaire que vous pouvez faire, c’est devenir un chercheur, un historien, un professeur ou un artiste qui se confronte à l’Histoire) a‑t-il conclu vers la fin de son intervention.

Une tradition débattue

Certes, le Mois de l’histoire des Noir·e·s semble être devenu, au Canada comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne, une institution, une tradition inébranlable pour laquelle les associations, les universités et les médias ont un engouement enthousiaste. Cependant, cet événement, presque devenu un rite mémoriel, a toujours suscité des débats au sein des communautés noires nord-américaines et britanniques. 

Dans un article écrit pour The Guardian, la journaliste Afua Hirsch regrette deux principaux aspects de cette célébration. D’une part, elle insiste sur l’importance de se rappeler des raisons pour lesquelles, à l’origine, la Semaine de l’histoire des Noir·e·s avait été organisée. Il s’agissait de pallier au manque de représentation de la diaspora noire, entre autres dans les cours d’histoire, de l’école primaire jusqu’à l’université. Aussi, on déduit que l’initiative visait à terme une incorporation de ces histoires minorisées par les pratiques académiques de la discipline. Cependant, la journaliste met en évidence que malgré cette emphase portée le temps d’un mois, l’histoire des Noir·e·s demeure souvent marginalisée dans les programmes scolaires. Les minces options de cours en African American Studies  (Études afro-américaines, ndlr) à McGill en sont, d’ailleurs, le reflet.  De plus, Afua Hirsch s’attarde sur la manière dont l’histoire des Noir·e·s est traitée lors de ce mois de commémoration. Ainsi, elle dénonce une vulgarisation de ces histoires et interroge ses lecteurs : est-ce que le Mois de l’histoire des Noir·e·s peut être plus qu’un culte des héros et héroïnes (que sont Muhammad Ali, Rosa Parks ou encore Martin Luther King)? Non pas que leurs commémorations soient obsolètes, mais elles ne doivent pas, selon elle, devenir un vecteur d’invisibilisation de la diversité des histoires des communautés Noir·e·s qui certes, convergent face au vécu de l’oppression suprémaciste blanche, mais dans des dimensions historiographiques très variées dont la complexité mérite une attention bien spécifique. 

Le mythe de l’universel

Enfin, pour faire écho aux propos du professeur Diouf et à la place centrale du concept racial dans ce débat, l’on peut rappeler que James Baldwin, dans les années 1980, avait évoqué l’idée, sans ironie, de créer une Semaine de l’histoire des Blancs.  Cela  pouvait paraître paradoxal si on considère que celle-ci est perpétuellement célébrée, étudiée dans le champ académique. Mais en réalité, Baldwin faisait une critique du postulat selon lequel il ne serait jamais nécessaire de préciser que l’on étudie une période historique du point de vue des personnages blancs qui en ont été les acteurs. La nécessité de mois de l’histoire des Noir·e·s viendrait du fait que la neutralité, dans le monde universitaire (mais pas uniquement), est toujours considérée comme blanche. En revanche, lorsque les acteur·ice·s d’un mouvement historique sont noir·e·s, c’est là que la spécificité deviendrait nécessaire, comme si l’histoire des Noir·e·s n’était qu’une sous-catégorie de l’Histoire en général. Baldwin dit alors, le 10 décembre 1986, face au National Press Club à Washington : « Quand je suggère une Semaine de l’Histoire Blanche, je ne suis pas en train de proposer une parodie de la Semaine de l’Histoire Noire. Je veux dire que la vérité au sujet de ce pays est enfouie dans les mythes que les Blancs ont sur eux-mêmes ». Par son propos, ce mythe, précisément, semble témoigner de cette certitude de la société blanche qu’elle a le monopole de l’universalisme face au reste du monde, dont l’histoire ne mériterait d’être étudiée que le temps d’un mois. 


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