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Roxane Gay met tout le monde d’accord

Dre Roxane Gay met en évidence des vérités sous-considérées. 

Owen Egan

« Lorsqu’on demande ma définition du féminisme, je n’ai plus de réponse à donner : nous sommes en 2018 ! Soit l’on sait, soit l’on ne sait pas [ce qu’est le féminisme, ndlr.] »

Le jeudi 11 octobre dernier se tenait l’édition 2018 des conférences Beatty Memorial, organisées par l’Université McGill depuis plus de cinquante ans, où était invitée cette année l’auteure, critique culturelle et professeure Roxane Gay. Cette dernière proposait une allocution sur le thème « Difficult Women, Bad Feminists and Unruly Bodies » (Femmes compliquées, mauvaises féministes et corps indisciplinés, ndlr.)

(…) exposer (le) point de vue mène inévitablement à renier le statut de la femme qui témoigne et qui met, elle, véritablement sa vie en jeu

C’est sur un ton simple et ouvert, qui, à plusieurs reprises, a fait rire aux éclats la salle bondée, que l’auteure a illuminé avec malice des thèmes complexes ayant particulièrement jalonné l’année 2018. Son discours ainsi que la séance de questions-réponses organisée par la MC de l’événement, Nantali Indongo, se sontt développés autour du mouvement #MeToo, et de ses conséquences sur l’importance du corps des femmes dans les espaces publics et privés. La brillante auteure du best-seller mondial et traduit en plusieurs langues Bad Feminist n’a également pas manqué d’en appeler à l’apaisement et à « beaucoup d’amour » à travers ces sujets, tout en considérant les différentes marginalisations et enjeux d’oppressions portées à son attention.

Un an de #MeToo

De manière on ne peut plus directe, l’auteure souleva rapidement le sujet des « vrais problèmes de ce monde » en s’appuyant sur la récente affaire de l’assermentation problématique d’un juge de la Cour suprême des États-Unis, Brett M. Kavanaugh. Ce dernier a été dernièrement sélectionné et assermenté en dépit d’être visé par une enquête pour de multiples accusations de harcèlement et d’agressions sexuelles, et une retentissante audition du Dre Christine Blasey Ford, l’accusant d’agression sexuelle lorsqu’elle était au lycée.

Malgré l’issue de cette audience, l’auteure souligne l’importance du témoignage du Dre Blasey, calme, clair et précis en contraste avec celui du juge Kavanaugh : selon elle, il n’était que rage, égo, « entitlement », renforçant le grotesque de son personnage et contribuant à la visibilité du mythe de « Men Who Are Trash ». Il s’agit d’hommes qui, visés par des témoignages et accusations, les renient et s’approprient le rôle des victimes, en affichant le fait que leur vie soit ruinée par ces affaires — ce qui entraîne une sorte de compassion, voire de pardon à leur égard. Pour Gay, ces procédés sont souvent menés à bien par la parole donnée à ces hommes dans les médias : des excuses sont impossibles pour ces derniers, et de surcroît, exposer leur point de vue mène inévitablement à renier le statut de la femme qui témoigne et qui met, elle, véritablement sa vie en jeu.

L’auteure continue cette défense du témoignage des survivant·e·s en montrant que la nomination de Brett Kavanaugh révèle une marginalité des changements sociétaux impulsés par #MeToo.

Après tout, il est devenu légitime de se poser la question : à quoi peut bien servir de témoigner et risquer tout ce que cela implique pour un·e survivant·e lorsque qu’on voit les exemples de tant d’hommes blanchis, comme le Juge Kavanaugh, mais aussi le retour de Louis CK sur scène, ou encore certaines accusations abandonnées contre Weinstein ?

Il est évident que l’oppression et la souffrance ne devraient pas seule être associées au fait d’être une femme

Mais pour Gay, il faut redoubler d’attention à l’encontre des témoignages, continuer de croire les survivant·e·s, et réaffirmer les sanctions à l’encontre des agresseurs.
Le changement marginal de #MeToo montre surtout que les structures sociopolitiques ne changent pas, et révèle de manière sous-jacente l’absurde réalité d’être une femme. #MeToo est le marqueur d’une condition féminine, où le womanhood est réduit à la souffrance, la résistance. Il est évident que l’oppression et la souffrance ne devraient pas seule être associées au fait d’être une femme. C’est là où le mouvement #MeToo apporte le plus pour Roxane Gay : au-delà de ce que le mot-dièse révèle de la condition des femmes, il invite à une réflexion en profondeur pour s’assurer que les femmes puissent faire plus que simplement survivre à leur condition de genre.

Il s’agit d’intervenir en créant un changement qui dure au cœur des structures sociopolitiques, qui bénéficie aux minorités, aux plus fragiles : les sans-papiers, les mères monoparentales, et les minorités ethniques, afin de créer une culture au-delà de #MeToo.

Évangéline Durand-Allizé

Marginalisation et oppression

Pour celle qui, à travers son œuvre et son travail, « essa[ie] d’être la voix de ceux qu’on n’entend pas et des marginalisé·e·s », le problème est que lorsqu’il s’agit de ces dernier·ère·s, la société ne fonctionne pas de la bonne manière pour les entendre.

(Kavanaugh) n’était que rage, égo, « entitlement », renforçant le grotesque de son personnage et contribuant à la visibilité du mythe de « Men Who Are Trash »

Gay explique qu’il est attendu de ces communautés marginalisées et oppressées d’être « parfaites » dans leurs combats. Ce propos trouve une illustration, selon l’auteure, dans l’exemple du standard imposé par les normes de la civilisation occidentale, s’incarnant en la « femme noire sauveuse » qui devrait consacrer sa personne et sa vie à la défense de l’ensemble de la communauté.

L’auteure recommande plutôt à ceux et celles partageant des identités marginalisées multiples la primauté du self-care : se battre pour soi d’abord ne signifie pas abandonner le combat pour sa communauté, mais plutôt prendre soin de soi.

Cela va de pair avec la compassion et l’empathie pour soi-même, son oppression et celle des autres. Entre communautés, il est nécessaire de faire preuve d’empathie envers les autres, en usant notamment de l’expérience personnelle d’une minorisation ou de l’oppression. La clé de lecture de ces oppressions reste l’amour et la compréhension envers toutes les oppressions, car aucun bénéfice ne réside dans la comparaison.

De l’effet des corps indisciplinés

Le statut d’auteure de Roxane Gay l’amène à particulièrement valoriser l’écriture sur ce qu’elle ne connaît pas, et la pousse à une exploration. Ainsi, lorsque son éditrice lui a demandé d’écrire sur le sujet qu’elle aimait le moins, sa réponse était évidente : son corps.
Parler de son corps, des corps marginalisés, c’est le sujet qu’elle aborde dans A Memoir of (My) Body publié en 2017. En lien avec cet ouvrage, l’auteure clôt la conférence en répondant à une question : comment considérer le sujet des corps des femmes surexposés sur les réseaux sociaux en rapport avec l’identification des jeunes filles à ces corps, souvent parfaits, de blogueuses, modèles et célébrités ? Pour l’auteure, cette exposition n’est pas un problème en soi lorsqu’elle est choisie, chacun étant libre de considérer ce qui est bon de faire avec son propre corps. Cependant, le problème réside dans le spectre des corps présentés et disponibles, à travers lesquels les jeunes filles tentent de s’identifier : les modèles sont en fait restreints à un idéal, et une représentation plus large des corps et de leurs différences est nécessaire.

Là semble être l’aspect principal du message de Roxane Gay : plus de diversité, plus de tolérance, de communication et de compréhension sont les composantes du façonnement d’une nouvelle culture, ancrée dans une reconstruction des standards à long terme ; une culture où #MeToo ne serait pas nécessaire.


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