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L’art de revendiquer

Loin d’être un simple divertissement, l’art constitue un moyen de revendication substantiel.

Numbphoto

L’indignation politique rime la plupart du temps avec confrontation et division. Et le monde politique en fait lui-même son effigie avec la sollicitation aux débats, qu’ils soient publics, parlementaires ou télévisés. Or, la scène politique ne détient pas le monopole des discours idéologiques. À l’inverse, bien que les moyens conventionnels tels que s’impliquer dans un parti politique ou participer à une marche de protestation semblent suffisants pour véhiculer un message politique, il peut être encore plus efficace de sortir des plateformes classiques. De Sartre à Banksy, en passant par Shakur et Zola, l’art s’est révélé être une arme puissante pour défendre des idées. Alors qu’on associe souvent le monde artistique aux loisirs et au divertissement, son rôle s’avère être bien plus large ; il s’agit d’un moyen hautement efficace pour divulguer un message politique. Par ailleurs, au Québec, la prise de position et l’implication des artistes ont bouleversé à maintes reprises la condition politique de la société québécoise. Que l’on parle de La Nuit de la poésie de 1970, de L’Homme rapaillé par Gaston Miron ou du personnage de Sol incarné par Marc Favreau, l’on ne peut nier le rôle crucial de l’art engagé dans la révolution sociale du Québec. Bref, l’Histoire le démontre, l’art revendicateur est un puissant langage universel pouvant prendre la forme d’un mouvement, d’une œuvre, d’un courant ou d’un évènement. Étant aussi polyvalent et inclusif, l’art est une partie intégrante du quotidien de tous. 

À l’ère du divertissement

Je me dois toutefois de rectifier que, comme l’art a le pouvoir d’éveiller les consciences endormies, la possibilité de créer l’effet inverse existe également. Malheureusement, bien que l’art ait la force de faire questionner un public et de le faire réfléchir sur sa condition, il est davantage utilisé pour divertir et détourner l’attention du peuple des enjeux politiques afin d’engourdir le sens critique des citoyens. Trop souvent utilisé à des fins de consommation, l’art peut tout aussi bien endiguer la capacité des gens à discerner l’essentiel de l’insignifiant, et ainsi aliéner la population des enjeux sociaux prioritaires. En d’autres termes, l’élite artistique des temps modernes contribue au maintien du système actuel par le divertissement de masse. Évidemment, l’artiste n’a pas d’obligation face à cet engagement politique, la liberté de création est le droit le plus fondamental à son existence. Mais il demeure que l’artiste est dépendant·e de sa situation politique et la passivité est en soi une prise de position.

L’humour, un agent de réflexion

Les méthodes de revendications sont multiples, mais l’art engagé constitue un type de discours rafraichissant. L’humour, par exemple, représente un outil puissant pour non seulement véhiculer ses idées, mais aussi pour les faire assimiler au public. Étant moins tendu·e·s et plus disposé·e·s à considérer de nouvelles idées, les spectateur·rice·s se sentiront davantage intéressé·e·s par les propos au ton humoristique. Trop souvent, la propagande idéologique crée un inconfort avec celui qui ne la partage pas, mais par l’humour, il est possible de transmettre un message qui semble initialement dérangeant en le rendant léger et divertissant. De plus, avec le synchronisme des rires dans la salle, l’on assiste à une communion plutôt qu’à une division. Il s’agit d’un moyen subtil mais puissant pour exercer une critique sociale des instances dominantes de la société. Son efficacité se retrouve aussi dans le fait que l’humour suscite beaucoup d’intérêt, et le Québec n’en fait pas exception.  Plus exactement, un spectacle sur trois est à caractère humoristique dans la province québécoise et il s’agit d’un des domaines les plus rentables de l’industrie artistique selon l’Institut de la statistique Québec. Ainsi, l’engouement pour un nouveau spectacle à caractère engagé ou encore la polémique déclenchée par une blague à propos contestataires ont l’avantage commun de créer énormément de visibilité. 

Faire de l’art contestataire ne se fait tout de même pas sans conséquence, et l’humoriste Fred Dubé en connait bien les répercussions. Reconnu pour son humour politique tapissé de propos corrosifs et cinglants, l’humoriste ne mâche pas ses mots pour dénoncer les contrecoups du système capitaliste et la société du spectacle. Il s’attaque entre autres à l’impertinence des médias de masse, à la montréalisation de l’information, à l’hypocrisie des élites politiques et à l’hégémonie des idées néolibérales sans se gêner pour faire du name-dropping. Or, comme la vérité n’est pas toujours sollicitée, Fred Dubé s’est fait remercier suite à ses propos qui ont été désigné comme trop radicaux par Les Échangistes, émission qu’il a ensuite qualifiée de « cimetière où la pertinence est morte ».

Alors que Fred Dubé est dans la dénonciation directe et sans demi-mesure, certain·e·s se font moins affirmatif·ve·s en étant plus discret·ète.s sur les enjeux sociaux. Ils vont tout de même, à leur façon, prendre soin d’inclure des référents socio-économiques sans prendre nécessairement de position claire. Parfois même, une simple interrogation éthique s’avère suffisante pour créer un inconfort chez les spectateur·rice·s, les portant vers une réflexion sociétale. Bien que moins corrosif, son effet peut être tout aussi efficace.

Vaincre la peur par le rire

En cette période tourmentée par la menace terroriste, la montée du populisme et le renforcement de sécurité, l’humour agit tel un baume sur les angoisses sociales.  Le spectacle Extremiss, animé par l’humoriste Anas Hassouna, avait pour mission de désarmer la peur ambiante au moyen du rire. Présenté en rappel le 11 septembre dernier, la date de représentation n’était pas due au hasard puisque le spectacle traitait de sujets délicats tels que le terrorisme, la radicalisation et la montée de l’extrême droite.  Medhi Bousaidan, Roman Frayssinet, Rachid Badouri, Louis T., Fary ainsi que tous les autres humoristes invité·e·s ont décortiqué l’idée de l’extrémisme, au sens plurivoque, sous le couvert de l’humour. Et c’est mission réussie, malgré la relation différente qu’entretient chaque spectateur·rice avec la thématique du spectacle, les humoristes ont su unir le public au moyen du rire.

Désarçonner le cynisme politique

La pluralité des idées est généralement  associée à la discorde et à l’affrontement. Bien que les moyens habituels pour évoquer ses convictions politiques mènent plus souvent qu’autrement au débat, il est possible de livrer un message plus digeste par le biais de démarches non conformes telles que l’art. Le procédé artistique est subversif puisqu’il nous donne les moyens pour douter, réfléchir et remettre en question. Les discours humoristiques teintés de critiques permettent de brillamment poser les revendications de l’humoriste et d’unir son public. Qu’il·elle défende sa position avec aplomb ou qu’il·elle évoque une lecture politique plus subtile, l’humoriste a l’avantage de faire intégrer son message dans la légèreté. Face à l’inertie des gouvernements à investir dans la culture, les plateformes traditionnelles semblent rejeter la légitimité de l’humoriste, mais c’est le public qui, au moyen du rire, détermine sa pertinence. En d’autres termes, c’est en boudant les institutions conservatrices et les moyens conventionnels qu’on saisit l’attention des gens, qu’on désamorce leur malaise et qu’on atteint leur conscience. En conséquent, l’implication des artistes et particulièrement des humoristes dans les débats sociaux est essentielle à l’unification des citoyens à travers les tensions politiques, culturelles et sociales. Ce sera peut-être la solution au désabusement ambiant face à la politique. 


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