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Loi 62 : inopportune, mais pas raciste

Le vivre-ensemble peut justifier l’interdiction du voile intégral dans un contexte québécois.

Capucine Lorber | Le Délit

La Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État (loi 62) fait l’objet d’une controverse considérable au Canada. Elle divise le pays : plusieurs Québécois la trouvent laxiste, alors que le rest of Canada (« ROC », reste du Canada, ndlr) la taxe de racisme. Cette divergence peut s’expliquer par l’appréhension différente du vivre-ensemble au Québec, adepte de l’interculturalisme,  par rapport au « ROC », qui prône quant à lui le multiculturalisme. Une explication de la loi s’impose pour dissiper, autant que possible, le brouillard qui entoure ce texte législatif.

Que dit la loi ?

L’objectif prétendu de la loi 62 est d’établir des mesures visant à favoriser la neutralité religieuse. Elle contraint le personnel des organismes publics en fonction, mais aussi les citoyens qui reçoivent des services publics, d’avoir le visage découvert. Par exemple, il est désormais interdit d’assister à des cours à l’université avec le visage couvert, selon l’interprétation donnée par la ministre de la Justice Vallée.

La loi ne s’applique toutefois qu’à la prestation des services publics : les citoyens demeurent libres de ne pas s’exposer sur la place publique, tant qu’ils n’interagissent pas avec un fonctionnaire. Le citoyen qui ne respecte pas la loi ne se verra pas infliger de sanction, mais il n’aura pas droit au service public.

Bien que des balises encadrant les demandes d’accommodements religieux étaient prévues au projet de loi, elles entreront en vigueur ultérieurement, d’ici juillet 2018. Entre temps, les citoyennes affectées pourront tout de même demander des accommodements raisonnables pour des motifs religieux. Il s’agit d’un droit d’origine jurisprudentielle qui découle de la Charte canadienne des droits et libertés ; ce droit existe bien qu’il ne soit pas expressément mentionné dans la loi.

Constitutionnelle ou non ? 

 A priori, les femmes revêtant le voile intégral se verront refuser la prestation de services publics. Sans conteste, la loi porte atteinte à leurs droits à l’égalité et à la liberté de religion protégés par la Charte dès lors qu’une demande d’accommodement raisonnable leur est refusée.

Cependant, aucun droit n’est absolu. La Charte permet que des droits fondamentaux soient limités, à condition que les limites soient raisonnables et justifiables dans le cadre d’une société libre et démocratique. Les tribunaux devront déterminer si les objectifs de la loi sont réels et urgents, et si le degré d’atteinte aux droits est proportionné ou non par rapport aux objectifs. Si l’atteinte aux droits est justifiable, la loi sera maintenue. Sinon, l’atteinte sera qualifiée de violation de la Charte et sera invalidée.  Il n’y a pas de consensus dans la communauté juridique quant à la constitutionnalité ou l’inconstitutionnalité de la loi.

Néanmoins, le gouvernement québécois dispose toujours de la possibilité d’utiliser la « clause dérogatoire », qui permet de faire abstraction des droits protégés par la Charte pour rendre la loi applicable. Les conséquences politiques d’une telle décision sont majeures : le premier ministre Couillard a qualifié la clause dérogatoire d’«arme nucléaire en matière constitutionnelle », plus tôt cette année.

Une loi inopportune 

   La  Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État  porte mal son nom. La neutralité religieuse consiste à ne pas favoriser ni défavoriser une religion par rapport aux autres. Aucune mention expresse du voile intégral ne se trouve dans la loi, comme c’est la dissimulation du visage – peu importe le moyen utilisé – qui est interdite. La contrainte de garder son visage découvert n’est cependant pas neutre : elle affecte un groupe religieux bien précis. La loi est par surcroît mal rédigée, car elle passe sous silence un objectif central de la mesure législative, comme il ressort des débats parlementaires et des propos de la ministre Vallée : le vivre-ensemble.

D’autre part, d’un point de vue administratif, la loi impose de nouvelles responsabilités aux fonctionnaires pour lesquelles ils ne sont pas qualifiés. Par exemple, l’autorité au sein des organismes comme la STM se voit conférer par la loi le pouvoir d’accepter ou non les demandes d’accommodement raisonnable pour des motifs religieux. Si la personne touchée conteste un refus en révision judiciaire, le juge ne pourra pas se substituer au fonctionnaire : la décision ne sera cassée que si elle est déraisonnable. C’est donc dire que le juge, l’expert en matière de droits fondamentaux, pourrait maintenir une décision incorrecte mais raisonnable d’un fonctionnaire. Le juge devra faire montre de déférence à l’égard de l’employé du gouvernement, malgré son absence totale d’expérience.

« [L’interculturalisme] met l’accent sur les interactions et les échanges entre cultures majoritaire et minoritaires afin de créer une culture commune »

D’un point de vue social, la loi risque d’avoir des impacts majeurs pour une population déjà marginalisée : les femmes portant le voile intégral. Elles seront victimes de discrimination indirecte par la loi. Un fardeau additionnel leur incombera, comme ces femmes devront demander individuellement un accommodement raisonnable à chaque organisme duquel elles reçoivent des services publics.

Il est à craindre que les musulmanes dans l’ensemble, et a fortiori celles qui portent le voile, puissent être la cible d’un nombre accru de propos et de gestes violents. Le débat sur les questions des symboles religieux exacerbe les tensions et mène souvent à la stigmatisation des communautés touchées. C’est une triste leçon que nous a appris la vive polémique sur la Charte des valeurs québécoises en 2013. Le débat sur la laïcité y avait entrainé une forte hausse des invectives de nature islamophobe. Par ailleurs, les problèmes de discrimination systémique pourraient prendre de l’envergure à cause de la loi 62.

Finalement, la loi semble franchement être une demi-mesure. Ne s’appliquant pas à la sphère publique, elle est trop laxiste pour oblitérer le voile intégral. Néanmoins, celles qui revêtent la burqa ou le niqab verront leur accès aux services publics (du moins partiellement) endigué. Bref, la mesure législative perturbera le quotidien de ces femmes, mais elle n’aura que peu d’effets sur le vivre-ensemble, seul objectif pouvant légitimer la portée si large de la loi.

Des conceptions qui se heurtent 

 Dans le ROC, le multiculturalisme, d’ailleurs enchâssé dans la Charte, domine. Cette conception promeut la diversité culturelle, ethnique et religieuse en présentant le Canada comme une société pluraliste. Elle a été rejetée par tous les gouvernements québécois, notamment parce qu’elle situe la nation québécoise comme une communauté parmi toutes les autres au pays. Les Québécois, qui affirment faire partie d’une société distincte, ont plutôt adopté l’interculturalisme comme modèle d’intégration des immigrants. Ces deux conceptions influencent considérablement la compréhension des Canadiens et des Québécois de la notion de vivre-ensemble.

Bien que plusieurs parallèles puissent être dressés entre le multiculturalisme et l’interculturalisme, ces deux modèles reposent sur des assises différentes. Le multiculturalisme nie l’existence d’une culture majoritaire ; la diversité est la caractéristique fondamentale du Canada, où il n’existe qu’une nation. Il incarne l’individualisme libéral et son corollaire, la tolérance. En contraste, l’interculturalisme reconnaît la culture majoritaire de la nation québécoise. Il met l’accent sur les interactions et les échanges entre cultures majoritaire et minoritaires afin de créer une culture commune. La Charte de la langue française matérialise l’interculturalisme en élevant le français comme langue commune, ce qui implique d’astreindre les immigrants à fréquenter des écoles francophones, notamment. Le multiculturalisme, par opposition, ne saurait affirmer la primauté d’une langue sur une autre.

L’interculturalisme, comme le suggère l’historien et sociologue Gérard Bouchard, semble être influencé par le républicanisme. Cela pourrait expliquer la législation qui vise le bien commun au détriment des libertés individuelles. Les objectifs de la loi sont d’ailleurs soutenus par 87% des Québécois, selon un sondage Angus Reid.

L’AÉUM, à l’image de nombreux commentateurs du ROC, décrie le racisme et le sexisme de la loi 62. J’avance qu’il s’agit d’une position ethnocentrique du monde anglo-saxon qui ne tient pas compte des particularités propres au Québec, une nation distincte. En Europe, un mouvement contre le voile intégral prend de l’ampleur. La Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») a entériné, au nom du vivre-ensemble, l’interdiction globale du voile intégral dans la sphère publique qui a été édictée en France. D’autres pays européens ont suivi. La CEDH a jugé que le voile intégral nuit aux interactions sociales : il met « fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée ».

Les droits de la personne ne sont pas universels. Ils doivent être appliqués, comme le remarque la CEDH, au contexte particulier de la société en question. Ainsi, plusieurs interprétations du contenu et des limites des droits de la personne sont légitimes. Adopter des lois qui s’écartent du dogme de la tolérance promu par le monde anglo-saxon ne revient pas nécessairement à édicter des mesures sexistes et racistes.

Plus d’un Canadien sur cinq est né à l’étranger en 2017, selon Statistiques Canada. L’intégration des nouveaux arrivants constitue un enjeu majeur pour assurer la cohésion sociale et le respect de la diversité culturelle. Le Québec diverge du Canada dans sa conception de l’intégration des immigrants, prônant l’interculturalisme, mais aussi dans son rapport à la religion, fortement marqué par la Révolution tranquille. Il importe d’analyser contextuellement les mesures prises par les assemblées législatives.

Ici, l’inadéquation de la loi 62, d’un point de vue pragmatique, n’enlève rien à la légitimité de son objectif d’assurer le vivre-ensemble, interprété selon la position québécoise. La loi produit des effets discriminatoires envers les femmes portant le voile intégral, mais il serait faux de prétendre que toute forme de discrimination est raciste ou sexiste. Il existe nombre de lois discriminatoires dans le ROC. Les pièces d’identité comme les permis de conduire (en vertu des lois provinciales) et le passeport (en vertu d’une loi fédérale) doivent présenter clairement le visage des personnes. Dans une société démocratique, certains impératifs, tels que le vivre-ensemble et la sécurité, peuvent justifier des mesures discriminatoires. La loi 62 repose sur le vivre-ensemble, et non sur l’intention de cibler les femmes portant le voile intégral ; elle n’est ni raciste ni sexiste. Néanmoins, comme le souligne le doyen de la Faculté de droit Leckey, «[s]es retombées risquent d’être minces ».


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