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Ondes depuis la Satosphère

Résonances boréales asphyxiées sous le dôme de la Société des arts technologiques. 

Camille Biscay

Avis aux amateurs de grand air : en sortant de Yellowknife, capitale des Territoires du Nord-Ouest, prenez la route 4, direction est, pendant une trentaine de kilomètres, peut-être un peu plus. Vous arriverez au poétiquement baptisé Prelude Lake, là où, en 2013, Roman Zavada a installé un vieux piano droit, question d’y façonner un album entier, seul, en fin d’été, sous les aurores boréales du grand nord canadien. N’a‑t-on jamais entendu parler d’un projet plus enchanteur ?

Spontanément, le « dialogue immersif » visé par Zavada entre le son du piano et le jeu de lumière céleste fait songer à un artéfact d’une autre époque : le fameux clavecin oculaire du père Castel. Cet excentrique jésuite du 18e siècle français aspirait à construire un instrument capable de « jouer aussi bien pour les oreilles que pour les yeux ». Dans une prose inspirée, Castel présentait son dessein tout en anticipant son échec : « tout le but de ce Poème […] que je ne ferai sans doute jamais, est de déduire mon clavecin de l’arc-en-ciel. »

Qu’il soit question d’assortir la musique d’un clavecin aux couleurs de l’arc-en-ciel ou bien celle d’un piano aux chatoiements d’aurores boréales, la beauté du résultat semble assurée d’avance, n’est-ce pas ? 

Bonus chez Zavada : la technologie numérique est au rendez-vous. Le ciel de Résonances boréales est filmé à l’aide d’une grappe de caméras qui fera fonctionner simultanément douze projecteurs, changeant illusoirement le dôme de la SAT en firmament nocturne tridimensionnel. Certains auront reconnu les images du spectacle Aurorae, actuellement présenté au Planétarium, qui les récupère. Cette technique, Castel n’aurait pu qu’en rêver ! Tout n’est-il pas réuni pour créer une œuvre d’une sensibilité et d’une sophistication telles que nous n’en vivons parfois qu’une seule fois dans nos mortelles existences ?

Camille Biscay

Disons simplement que l’applaudissement de l’assistance éparpillée en paires sur les grands poufs poires de la Satosphère était celui, timoré, qu’un public réserve à un divertissement passager plutôt qu’à une tentative d’art digne de cette appellation. D’entrée de jeu, des animations numériques ressemblant à d’horribles visualisations de Winamp violacées et péniblement nettes ont cassé toute possibilité de cohérence graphique avec les aurores boréales verdoyantes et diffuses. En guise de présentation, une voix préenregistrée carillonne : « Je suis Roman Zavada et je suis pianiste. Bienvenue dans mon univers. »

Pour son spectacle, Zavada n’improvise plus ; l’immédiateté de la réaction du pianiste aux formes des aurores boréales est ainsi perdue. Le lien entre le son et l’image est exclusivement reconstruit par le montage entre l’album et la projection. Ainsi, il accompagne, sur un rutilant Steinway, les pistes de son album coproduit par Carl Talbot, enregistré trois ans plus tôt au Prelude Lake sur un Segerstrom assez honky-tonk — le genre d’instrument qui fait souvent l’objet d’annonces « piano à donner ». L’écart des deux timbres superposés a peut-être forcé le registraire, pour unifier le son, à plâtrer le tout en faisant un usage démesuré d’effets sur les bandes amplifiées, à la fois celle du piano live et celle de l’enregistrement. Quoi qu’il en soit, le timbre de la musique livrée par système de son n’en est pas moins désagréablement métallique et artificiel.

Pour ce qu’il est des « compovisations » de Zavada, elles ressemblent de loin à une mauvaise digestion des passages les plus connus des Planètes de Holst. L’originalité harmonique est quasi-nulle : l’on se contente de digressions pentatoniques sans direction aucune. Certes, en général, la musique n’a pas nécessairement besoin d’une intention affirmée, mais l’on sent que celle de Zavada cherche à s’en donner une, tout en y échouant. Les patrons tonaux usés et les clichés rythmiques qui fondent ses longues séquences réitérées empêchent à Résonances boréales de s’affranchir de l’état d’une musique d’ambiance que l’on n’aurait jamais songé écouter pendant près d’une heure n’eût-elle pas été enjolivée de projections de haute-voltige. 

Il faut toutefois le lui concéder : l’interprète fait preuve d’une formidable intensité. Cependant, le registre dynamique de cette intensité ne se décline qu’en deux tons, soit : « toutes vannes ouvertes en s’abandonnant à de généreuses girations du torse » ou « langoureusement, d’un air méditatif et affecté ». 

Somme toute, le pittoresque d’un lieu nordique, l’ultra-modernité d’une technologie employée et le mysticisme poétique d’une association abstraite n’auront pas réussi à masquer la vacuité abyssale des baragouinages pianistiques de Zavada. Hélas, pour l’auditeur, la qualité d’une production musicale n’a que faire de l’originalité des moyens de son auteur. Geirr Tveitt n’a‑t-il pas composé son magistral quatrième concerto pour piano Aurora Borealis avec un papier et une plume, dans la grisaille du Paris d’après-guerre ? Faute de moyens, Tveitt avait même dû se dispenser d’un orchestre pour la première, en 1947 : il interpréta son concerto sur deux pianos, avec accompagnatrice. La réduction de l’effectif n’altéra peu la valeur de l’œuvre : la grande Nadia Boulanger elle-même l’acclama, la disant une « bouffée d’air frais ». 

Écouter Tveitt après Zavada réconcilie l’auditeur avec une vérité fondamentale : nul besoin de se rendre au nord du 62e parallèle avec la technologie du futur pour oxygéner son art.


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