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Pour la fin du blackface au Québec

Le collectif Les Moustiques réclame la fin de cette pratique jugée « raciste ».

Mahaut Engérant

« C’est l’attaque des moustiques qui piquent, picossent et bourdonnent jusqu’à te rendre fou au milieu de la nuit. » Producteur du Bye Bye de fin d’année, Louis Morissette n’est pas allé de main morte pour évoquer les militants qui ont fait pression sur Radio-Canada. Ces derniers militaient pour qu’un artiste noir soit engagé pour jouer un personnage noir et ainsi pour éviter qu’un acteur blanc se maquille en noir. Selon le producteur, cette limitation a nui à son processus créatif et il refuse d’être pointé du doigt comme étant raciste.

En effet, alors que d’autres pays ont abandonné depuis longtemps cette pratique, au Québec, le caractère raciste du blackface (visage noir, ndlr) ne fait pas encore l’unanimité. Retour sur cette polémique qui n’a pas fini de faire couler de l’encre.

Les Moustiques

Suite aux propos de Louis Morissette, des voix se sont réunies autour d’une pétition pour réclamer des excuses publiques des producteurs, ainsi que la fin de cette pratique dans les institutions des arts et de la culture au Québec. Signataire de la lettre, Bérénice Irakabaho, étudiante en 2e année de droit à l’Université de Montréal explique : « C’est inacceptable qu’une personne, surtout de ce statut, puisse encore dire des propos de ce type ouvertement. Ce ne sont pas des propos à prendre à la légère, le mal est fait ! »

« C’est inacceptable qu’une personne, surtout de ce statut, puisse encore dire des propos de ce type ouvertement »

Pour Kharoll-Ann Souffrant, blogueuse et étudiante en deuxième année en travail social à McGill, le manque de représentation des minorités visibles à l’écran est important. Elle explique : « Le fait de ne pas me sentir représentée dans une société à laquelle je contribue me fait de plus en plus mal en vieillissant et me fait sentir invisible et étrangère dans mon propre pays. Je pense que c’est important aussi que les jeunes issus de l’immigration sentent qu’ils ont les mêmes chances et les mêmes opportunités que les personnes blanches d’œuvrer dans l’univers médiatique et culturel au Québec. » 

L’effacement de l’expérience noire

En cette période de célébration du Mois de l’Histoire des Noirs, certains militants ont refusé de signer la lettre des Moustiques. Dans un article intitulé « Chronique d’une moustique désillusionnée : Pourquoi je n’ai pas signée la pétition », Nydia Dauphin, diplômée de McGill, est mitigée face à ce mouvement. Cependant, suite aux propos de Louis Morissette, cette dernière a coécrit une lettre « Réponse à Louis Morissette sur le Blackface » en compagnie de plusieurs autres militantes contre le racisme envers les personnes noires tel que Rachel Décoste. Ces militantes ont, à de nombreuses reprises, dénoncé l’utilisation de cette pratique au Québec. Selon Mme Dauphin, ce sont elles les fameux « moustiques » auxquelles Morissette fait référence.

En 2013, Mme Dauphin avait aussi publié l’article « Why the Hell are Quebec Comedians Wearing Blackface » en réponse au blackface de Mario Jean lors de la cérémonie du Gala Les Oliviers, qui fut visionnée par plus d’un million de Québécois. Suite à cet article, une « pluie médiatique » s’est abattue sur elle : un nombre assez considérable de journalistes ont répliqué à Mme Dauphin pour lui expliquer que le blackface « made in Quebec » n’était pas raciste. Parmi eux, Judith Lussier, journaliste et auteure de l’article incendiaire et défenseur du blackface « Les Québécois tous racistes », s’est aujourd’hui rangée du côté des Moustiques et réclame aussi la fin de cette pratique. Depuis, Lussier a aussi coécrit le Manifeste pour un Québec Inclusif.

Pour Mme Dauphin, ce virage à 180 degrés est problématique à plusieurs égards. D’abord parce que cette rédemption que l’auteur voit comme étant un « cas prononcé de white guilt » ne suffit pas pour réparer les dommages causés par sa position antérieure. Deuxièmement, l’auteure dénonce l’instrumentalisation de la stigmatisation et du racisme auxquelles fait face la population noire pour avancer d’autres causes. L’intégration des immigrants qu’on retrouve dans le mouvement des Moustiques et du Manifeste pour un Québec Inclusif en est un exemple. L’auteur déplore que le racisme envers les personnes noires soit dilué pour devenir une rhétorique d’intégration et de diversité qui rend les luttes contre le racisme envers les noirs invisibles. Selon elle, il ne faut pas mélanger les enjeux de l’inclusion et de la diversité car les communautés « racisées » ne font pas toutes face aux mêmes enjeux.

« Au 17e siècle, le Canada comptait 4 185 esclaves, dont 2 683 Amérindiens et 1 443 Noirs »

Le passé esclavagiste du Canada et du Québec

Le passé esclavagiste du Canada et du Québec est longtemps demeuré un tabou. Ce n’est qu’à partir de 2007 que le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a accepté de mentionner la pratique de l’esclavage en Nouvelle-France dans les manuels scolaires du Québec. Les bateaux transportant les esclaves, les négriers, étaient construits dans les ports de Québec et Halifax entre autres. Selon le rapport de recherche de Laure de La Moussaye, au 17e siècle, le Canada comptait 4 185 esclaves, dont 2 683 Amérindiens et 1 443 Noirs. Toujours selon ce rapport, d’un point de vue juridique les esclaves, employés comme main‑d’œuvre agricole ou domestique par les officiers militaires, marchands ou membres du clergé, étaient considérés comme un bien au même degré qu’un outil ou une bicyclette. L’homme d’affaires et fondateur de l’université éponyme, James McGill, fait partie de ceux qui ont détenu des esclaves noirs au Québec. Ce n’est qu’en 1833 que le Parlement de Londres interdit l’esclavage au Canada. Quinze ans plus tard, en 1848, cette pratique fût finalement abolie dans les colonies françaises, dont le Québec d’aujourd’hui.

Mahaut Engérant

Une stigmatisation encore présente

Toujours est-il qu’au Québec, selon le rapport de l’Étude démographique des communautés noires montréalaises du professeur James L. Torczyner de l’Université McGill, le taux de pauvreté de la population noire à Montréal est deux fois plus élevé que celui du reste de la population (39,2% contre 20,2%). De plus, un enfant noir de moins de 15 ans sur deux vit sous le seuil de la pauvreté, ce qui est le double des enfants non noirs. Même son de cloche au niveau de l’emploi, le taux de chômage est deux fois plus élevé (13,4% contre 6,6%) au sein de populations noires. Parmi les autres constats de ce rapport, les hommes et femmes noirs québécois sont « surreprésentés dans les catégories de professions les moins lucratives et sous-représentés dans les catégories regroupant les métiers les plus rémunérateurs. » Les personnes noires gagnent aussi moins que leurs confrères non noirs pour un même emploi avec un niveau de scolarité équivalent. Enfin, ils ne font pas face aux mêmes enjeux socio-économiques que le reste de la population montréalaise. Professeur Torczyner explique que si certains immigrants peuvent changer de nom ou parfaire leurs accents pour passer inaperçus, les Noirs quant à eux ne peuvent échapper à l’expression du racisme. Ne pas reconnaître le caractère raciste de la pratique du blackface est donc un aveuglement volontaire face à l’histoire et aux enjeux de la population noire au Québec, qui perpétue les stéréotypes dont ils sont victimes.

« La question c’est d’agir avec un asiatique ou un noir de la même façon que l’on agit avec un blanc, avec le même traitement »

Pas le premier incident

Ce n’est pas le premier incident « raciste » dont Louis Morissette est responsable. En janvier, Me Lu Chan Khuong, avocate et ex-bâtonnière du barreau du Québec, a aussi exprimé son mécontentement face au Bye Bye de fin d’année : son personnage avait en effet un fort accent asiatique. Sur sa page Twitter notamment, Me Lu Chan Khuong explique : « J’ai ZÉRO accent. M’en affubler d’un renforce et perpétue les stéréotypes. Inacceptable. » En entrevue avec le magazine Droit Inc. qui l’a questionné sur la liberté d’expression elle rétorque : « C’est rire des Asiatiques que d’agir ainsi. La nouvelle génération, personne n’a cet accent ‘asiatique’. C’est rétrograde. C’est de nous confiner dans un ghetto. Les préjugés et stigmates, c’est assez ! Traitez-moi comme une caucasienne. La question c’est d’agir avec un asiatique ou un noir de la même façon que l’on agit avec un blanc, avec le même traitement. »

Entre le rire et les stéréotypes qui peuvent être racistes, la ligne est parfois mince ; Louis Morissette l’aura bien compris.


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