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Moi, moche et méchant

Le provoquant Listen Up Philip est un des meilleurs films indépendants de l’année.

Tribeca Film

Listen Up Philip est la nouvelle comédie dramatique d’Alex Ross Perry. Philip (Jason Schwartzman) incarne un écrivain misanthrope enivré par le succès de son premier livre. Dans l’attente de la parution de son second roman, le protagoniste décide de partir s’isoler loin de sa petite amie new-yorkaise (Elisabeth Moss) afin de trouver paix et inspiration dans la maison de son idole, l’écrivain Ike Zimmerman (Jonathan Pryce). Cette comédie existentielle insiste sur la fragilité et l’inconstance des rapports humains, sur les dégâts de la création artistique, et surtout sur la solitude, ce fléau que l’écrivain à la fois adore pour être une source de création et hait puisqu’il le prive de la glorification dont il a tant besoin.

Projeté la première fois en janvier 2014 lors du Festival de film de Sundance, Listen Up Philip a trouvé sa place dans le monde audacieux du cinéma indépendant. À l’autre bout de l’hémisphère cinématographique populaire d’Hollywood, Listen Up Philip rejette les conventions du schéma narratif classique. Il joue en effet avec une narration fragmentée, un mouvement circulaire, en zigzag, sans direction finale. Pire, il lance le pari risqué de présenter un personnage principal dont la présence est insupportable, voire anxiogène. Loin du héros à la conduite idéale et – comme son nom l’indique – héroïque, il l’est tout autant de l’anti-héros, ordinaire mais somme toute attachant. Philip est une sorte d’anti-anti-héros ; l’antagoniste antipathique dont on hurle à l’héroïne de se méfier. Philip est égoïste, insensible, arrogant, narcissique, imbu de sa personne, sans cœur et autodestructeur sur les bords. En gros, l’idée stéréotypée que l’on a de l’écrivain, la caricature à gros coups de crayons. Le film est ponctué d’autant de rencontres – autant de relents d’espoir – que de déconvenues de sauver Philip de son égocentrisme et de son carriérisme méprisant. Le spectateur est donc mis à mal, frustré de ne pas pouvoir crier à pleins poumons à Philip à quel point il est détestable.

De Listen up Philip ne restera surement pas l’histoire, même s’il faut reconnaitre sa franchise quant aux difficultés d’écrire et d’aimer. Si ce film a le fabuleux destin d’habiter les mémoires – et je dis bien si ! – ce sera grâce à ses qualités cinématographiques. Une des missions du Festival Sundance est de promouvoir « la découverte et le développement d’artistes et d’audiences indépendantes ». En élève modèle, Listen Up Philip pose la première pierre vers l’affranchissement de l’audience de toute la stigmatisation du cinéma populaire. La caméra s’érige en arme poétique puissante qui nous apprend non pas à regarder, mais à voir. En effet, la caméra a son propre œil, nullement manipulé par l’histoire dont il est le témoin. Est présentée la vie de Philip, de sa petite amie, de son mentor, mais le cinéma utilise son langage pour dessiner une nouvelle histoire : la caméra est instable, le gros plan est surprenant, la focalisation est externe. D’autre part, une voix hors champ patriarcale, chaude et réconfortante nous berce tout au long du film. Ce n’est pas la voix du protagoniste à la Joe dans Sunset Blvd ; c’est la voix neutre, à la troisième personne du singulier et omnisciente de la caméra-narratrice. Prenant l’allure d’un livre audio, Listen Up Philip propose la mise en abîme originale d’un roman qui narre la création d’un roman. Le pouvoir littéraire est donc transféré de Philip à l’outil filmique lui-même. Ainsi, le cinéma s’internalise et prend de la matière : il n’est plus spectateur de l’intrigue. Au contraire, il reconnaît ses capacités cognitives et prend chair pour tisser le fil de sa pensée. Ce n’est qu’à partir du moment où on remarque la caméra comme personnage à part entière qu’on retrouve un peu de légèreté, car, oubliant vite l’histoire solitaire de Philip, nous jouons avec elle et cherchons des signes de son existence. Cent ans après l’ère Griffith et Delluc, peut-être que le cinéma a trouvé ce que ces pionniers du cinéma cherchaient désespérément : un langage cinématographique propre.


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