Aller au contenu

« Un méchant clash »

La compagnie Manuel Roque s« immisce dans l’espace urbain

Cécile Amiot

IN SITU loc. adv. - Dans son cadre naturel, à sa place normale, habituelle. Découvrir des diamants in situ, dans la roche même où ils s’étaient formés.

Heure de pointe au métro Place des Arts en ce jeudi 16 janvier : un homme parmi tant d’autres, regard greffé sur l’horizon et casque sur les oreilles, traverse le centre culturel George-Émile Lapalme. Il ne s’aperçoit pas qu’il marche sur le plateau d’In Situ, dernier projet du chorégraphe Manuel Roque, alors allongé à quelques centimètres de lui. Derrière cette image en apparence anodine se cache en réalité la majeure partie du propos de la pièce : réexplorer l’éternelle friction opposant espace de vie et espace de représentation qui, comme le rappelle le chorégraphe au Délit, demeure malheureusement « un méchant clash, surtout pour la danse contemporaine ».

Puisqu’il a suivi la double trajectoire du cirque (le prestigieux cirque Eloïze) et de la danse (la superbe compagnie Marie Chouinard), Roque est bien conscient de l’articulation complexe qui réunit et divise performance et spectacle. « Il y a un gros effort à faire dans le développement du public, dans sa sensibilisation », nous explique-t-il avec raison. 2014, c’est l’ère de l’instantanéité de l’évènement. C’est donc aussi l’heure de la survivance du spectacle, qui se doit d’être accessible au plus grand nombre, tout en se déictisant, en étant profondément ancré dans l’ici et le maintenant. Alors, dans cet interstice plus qu’étroit et paradoxal, Manuel Roque danse. Comme l’écrivait déjà Rainer Maria Rilke : « Danser ? C’est la vie de nos astres rapides prise au ralenti. »

La chorégraphie de Roque, simultanément épurée et risquée, nous rappelle qu’en danse, le mouvement est souverain. In Situ explore une poétique de la résonance quasi-arachnéenne où la scène serait toile et la danse, vibration. Tissés en réseaux, les mouvements du danseur ne prennent sens que les uns par rapport aux autres et dans leur éclosion retardée. Loin de l’horizontalité de la ligne verte qui se situe, rappelons-le, à quelques pas de la scène, Roque nous offre une gestuelle concentrique. Loin de la logique routinière des passants qui traversent la Place des Arts pendant sa performance, Roque propose la réappropriation du corps à d’autres fins qu’utilitaires, un spectacle dans lequel le danseur semble être tout aussi témoin de sa danse que le public qui l’observe. Pour le dire simplement tout en paraphrasant Béjart, Manuel Roque « donne l’impression au public d’improviser et d’inventer la chorégraphie : c’est à cette seule condition qu’elle est intéressante ». In Situ, cousin éloigné de certaines pièces d’Akram Khan (on pensera notamment au solo Nameless), est une œuvre qui évolue à équidistance d’un idéal d’immobilité et d’une nécessité biologique du mouvement. On a tendance à l’oublier : la danse contemporaine, comme on le voit peut-être trop souvent, n’a pas le droit d’éjecter le mouvement. Elle doit, au contraire, se glisser humblement en dessous. Manuel Roque nous le rappelle : « En général, les propositions In Situ sont très conceptuelles. […] J’avais envie d’essayer autre chose, une proposition vraiment simple : juste un corps dansant dans l’espace. » Il nous le rappellera encore les 12, 13 et 14 mars. Bis repetita placent.


Articles en lien