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Son éminence

James Blake au Métropolis.

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Dehors, c’est la première neige de l’année, l’air mord déjà à la joue, mais ça fait encore plaisir. Cela sied bien à James Blake, je me dis. Dans le quotidien français Libération, Sophian Fanen a déjà parlé de sa « soul certes glaçante, mais aussi musicalement brillante» ; c’est mettre en mots l’idée que je me fais de la musique du jeune londonien qui s’apprête à jouer devant un Métropolis à guichet fermé.

Dans une paire d’écouteurs, sa musique, sa voix ensorcèlent. Les assemblages finement enchevêtrés du pianiste de formation ne jouent, malgré leur complexité, qu’avec l’essentiel. C’est un attentif élagage, un distillat fignolé de ses influences les plus chéries que propose le néo-crooner. Lorsqu’il s’achète des disques, ça ressemble à du Mahalia Jackson, du Outkast, du Art Tatum ou du Erroll Garner. Lorsqu’il collabore avec des artistes, on retrouve Bon Iver, RZA, Chance the Rapper, Brian Eno – et même l’occasionnel remix de Destiny’s Child. Le jeune prodige déploie un esprit de synthèse phénoménal en faisant le topo de ce qu’il préfère dans tout ce que sa curiosité et ses études en musique populaire lui font découvrir.

En revanche, l’idée d’une prestation live de ses titres ondoyants et introspectifs à saveur tantôt de « brit-pop », tantôt de hip-hop conjure en moi les images angoissantes d’une foule d’individus à dégaine hipsterisée se berçant seuls ou en couple, ne voulant pas paraître trop enthousiaste en dansant, ne sachant pas où poser le regard à part sur leurs téléphones. En un mot, je ne croyais pas que ce ne soit ce qu’il y ait de mieux pour un spectacle sans places assises.

Combien naïf je suis, James a plus d’un tour dans son sac. Il équilibre ses « DLM », « Lindesfarne I & II » et cie. en glissant des « Voyeurs », « Everyday I Ran » et aussi quelques uns de ses fameux remix qu’il produit sous son « blase » Harmonimix, dont l’enivrante reprise de « Changes » de Mala. Avec l’appui d’un percussionniste et d’un guitariste/claviériste, le chanteur livre des versions subtilement retravaillées et ré-instrumentalisées de son œuvre. Les lignes de basse amplifiées défient les capacités du système de son du Métropolis. On frôle la distorsion, on flirt avec la surdité à un point tel que lorsqu’il entrecoupe le lourd avec du plus aérien, la foule ponctue avec un soupir de soulagement bien audible.

Qui plus est, les chansons de Blake, délaissant plus souvent qu’autrement un travail du texte au profit d’une plus grande musicalité, assument habilement les fonctions d’hymnes. Lorsqu’il ouvre avec « I Never Learnt to Share », c’est plus fort que tout ; la salle ne peut s’empêcher de vocaliser ses seuls mots (« My brothers and my sisters don’t speak to me / but I don’t blame them ») répétés comme une incantation. L’apparent laconisme de Blake, tout comme le fait que sa discographie entière se parcourt en un peu moins de trois heures, ont joués en sa faveur : chaque fois qu’il entonne un nouveau morceau, les premières notes en sont reconnues instantanément et sont abondamment acclamées. C’est un tour de force pour Blake que d’avoir le même effet auprès de jeunesses blasées que ne l’a eu un concert de Bon Jovi pour une foule de « baby-boomers » nostalgiques au Centre Bell le soir d’avant, surtout compte tenu que l’artiste dévoile son premier album studio en 2011.

Si l’éclairage est superbe, c’est quand même le son qui détrône le visible : aucune théâtralité, aucun costume, aucun mouvement chez les musiciens. Blake et ses acolytes entérinent la primordialité de la musique dans leur démarche artistique en restant planqués derrière leurs instruments du début à la fin. Ce n’est pas un mince pari, compte tenu de la place que prend la dimension visuelle dans un grand nombre de performances contemporaines.

Tout au long, il puise les « samples » de ses « loops » en temps réel, de sorte que les hurlements de l’assistance se retrouvent mêlés à la musique. Délire de réflexivité : tous et toutes participent de la formation du spectacle auquel ils assistent. Pour son « encore », après nous avoir fait remarquer que « ce ne serait pas possible sans vous », il revient seul et nous demande de « ne pas participer » à cette dernière création a cappella – autrement dit, « chut ». Surexcitée, la salle n’arrive pas à se retenir et explose en un gloussement admiratif. Blake a un sourire serein ; il comprend qu’il a happé son public, que ce public ne se peut même plus de l’aimer. Il sait que lorsqu’il recommencera une seconde fois, ce sera dans le plus parfait des silences. On entend presque la neige tomber à l’extérieur.


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