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La verte fée

Dans cette série « Histoire occulte », Le Délit fouille les recoins obscures du passé, pour dénicher une histoire ignorée par les érudits de l’académie.

Isabelle Sokolnicka | Le Délit

« Le premier verre vous montre les choses comme vous voulez les voir, le second vous les montre comme elles ne sont pas ; après le troisième, vous les voyez comme elles sont vraiment.»- Oscar Wilde

Isabelle Sokolnicka | Le Délit
Elle fait rêver, elle fait peur, il faut la boire selon un rituel… L’absinthe, source de folie ou muse ? On ne sait pas trop. En fait, les recherches scientifiques montrent que l’absinthe ne rend ni fou ni artiste : la thuyone, l’acore et la muscade –les ingrédients présumés psychotropes– sont présents en trop faible quantité pour avoir un réel effet sur nos capacités cognitives.

L’absinthe ce ne sont que des herbes que l’on laisse macérer et que l’on distille par la suite : de l’anis vert, du fenouil, de la mélisse, de l’hysope, de la grande et de la petite absinthe. Rien d’exceptionnel en soi. Pourtant, de Rimbaud à Hemingway, de Toulouse-Lautrec à Van Gogh, de Gauguin à Manet, de nombreux grands créateurs du siècle ont vu en cette boisson une égérie aux pouvoirs multiples.

Dans les années 1900, un véritable rituel de « l’heure verte » se répand dans les cafés des grands boulevards parisiens ; un équivalent anisé de notre 5 à 7 québécois. Elle plaît aux artistes, elle plaît aux bourgeois. La France entière adopte à la Belle Époque l’absinthe comme boisson nationale.

Isabelle Sokolnicka | Le Délit

L’absinthe est chic, l’absinthe a du style, la boire est un art : on verse de l’eau froide sur une cuillère en argent contenant un morceau de sucre ; l’eau sucrée s’écoule dans un verre en cristal rempli d’absinthe.

Mais alors que les distilleries d’absinthe ne cessent de se multiplier (particulièrement en France au début du 20e siècle), les viticulteurs se rongent les sangs : incapables de faire face à cette nouvelle compétition, la vente de leur production est en chute libre. Les producteurs de vin français se mobilisent alors avec la Ligue Nationale contre l’alcoolisme et organisent des campagnes contre la fée verte.

Il leur faut bien trouver un coupable qui ternira pour de bon la réputation de l’absinthe : on pointe alors du doigt un cas (le seul) de Jean Lanfray qui en 1905 boit deux onces d’absinthe, puis tue sa femme, ses enfants et se suicide. L’affaire est close : l’absinthe rend fou, elle est dangereuse, en boire est une maladie. La boisson est bannie dans un certain nombre de pays d’Europe ainsi qu’aux États-Unis. En France, c’est depuis 1910 jusqu’à tout récemment que l’absinthe était illégale.

Après neuf décennies de châtiment, le crime n’est plus : seul le taux de thuyone dans l’absinthe est à présent régulé au Canada et aux États-Unis, tandis que la prohibition a été entièrement levée en 2005 pour la Suisse, et en avril 2011 pour la France.

Si la science ne trouve rien et que la loi ne condamne plus, pourquoi alors l’absinthe garde-t-elle son aura mystérieuse ? Pourquoi demeure-t-elle démonisée ?

Ce n’est peut-être au fond pas vraiment une liqueur comme les autres… N’a‑t-elle pas inspiré, depuis l’Antiquité les penseurs et les créateurs ? N’a‑t-elle pas de pouvoir aphrodisiaque, enchanteur ? N’y est-elle pour rien dans la floraison des mouvements impressionniste, surréaliste et moderniste ?

Dans son essence bohémienne, sa couleur brumeuse et son goût épicé se cache nécessairement une entrée vers un monde d’idées inexploré.


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