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Entre culture et politique

Brèves réflexions sur le sens du mois de l’histoire des Noirs dans un contexte post-racial.

Matthieu Santerre | Le Délit

Le mois de février est le mois de l’histoire des Noirs (MHN) aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. En tant qu’individu d’une communauté qui s’estime sur le chemin d’une société postraciale, je tiens à communiquer mon désarroi face à un phénomène qui me paraît étrange et légèrement contradictoire. Malgré  l‘existence du MHN en dehors des États-Unis –notamment au Canada–mon argument se limite aux frontières de la puissance américaine.

Matthieu Santerre | Le Délit
De nos jours, l’Ouest s’exalte d’être une civilisation cosmopolite qui prône diversité et mélanges culturelles. On est dans un combat permanent contre toutes sortes de discriminations raciales, et, même si on rencontre de temps à autres quelques difficultés, il est communément accepté que le racisme soit moralement condamnable. Certes, tout n’est pas parfait mais les quelques racistes qui existent sont marginalisés et pointés du doigt. En fait, il n’existe plus de racistes, que des racistes cachés.

Cependant, cela ne suffit pas à faire de notre société, une société postraciale. Se purger des discriminations raciales ne se réduit pas à se débarrasser de la discrimination négative, qui proscrit qu’un individu soit désavantagé à cause de sa race. Une autre forme de discrimination rôde dans notre société. Favoriser certains individus en tenant compte de leur race reste une discrimination raciale qui, rationnellement, ne devrait pas avoir sa place dans une société dite postraciale. On pourrait penser que je diverge, mais il me semble que le MHN est une instance de discrimination positive. Le fait de célébrer une culture en particulier, ici celle des Afro-Américains, n’est pas malsain en lui-même ; mais les motifs et les conséquences derrière cette commémoration semblent l’être.

Tout a commencé en 1926, à l’initiative de Carter G. Woodson, avec la création d’une semaine dédiée à l’histoire des  « Nègres ». Le mois de février a été choisi pour coïncider avec les dates d’anniversaire d’Abraham Lincoln et Frederick Douglas, deux figures importantes de l’histoire de l’émancipation des Noirs aux États-Unis. Cet événement avait pour but de célébrer les personnages historiques de l’histoire afro-américaine. Initialement clandestin, il devient prédominant lors du mouvement pour les droits civils qui émerge aux Etats-Unis dans les années 60, jusqu’à sa reconnaissance officielle en 1976 par le Président Ford. Depuis, chaque année, le mois de février est consacré à l’histoire Afro-Américaine avec un thème différent approuvé par le Président des États-Unis. Cela n’empêche que le MHN ne fait pas l’unanimité dans la société Américaine.

D’un côté, certains accusent cet événement de réduire l’histoire d’un peuple à un seul mois, et, qui plus est, le mois le plus court de l’année. De l’autre, on prétend que le MHN va à l’encontre de la société multiculturelle puisqu’il représente la célébration d’une culture, là où l’on devrait célébrer les cultures. Le premier argument est risible à première vue, mais il peut être plus substantiel qu’on ne le croit. Il s’agit de critiquer le fait que l’histoire des Noirs, qui constitue une part conséquente de l’histoire des États-Unis, soit marginalisée. Au lieu d’être à part entière incorporée à l’éducation culturelle des jeunes Américains, elle est confinée à un seul mois. J’irai même plus loin avec cet argument. La culture noire est riche et diverse, mais la richesse et la diversité sont mal représentées dans le quotidien des Américains. Il semble que beaucoup confondent la culture « ghetto » ou tribale avec la « culture noire ».

Dans l’Amérique de la ségrégation, la population afro- américaine a développé une culture propre à elle-même qui aujourd’hui est souvent oubliée. Il ne s’agit pas que des negro-spirituals, mais aussi d’une culture littéraire, des dialectes, des normes de vie qui leur appartiennent et qui sont sûrement dignes d’exploration. Mais ça, on ne vous l’apprend pas à l’école. Alors un seul mois semble assez court pour rappeler à toute une population que la culture afro-américaine ne se limite pas un retour aux origines africaines, ni à la « culture des  ghettos ».

Le problème c’est que ça, on ne vous l’enseigne pas non plus pendant le MHN. Certes, on vous offre une liste des accomplissements des Noirs : « Vous voyez, les Noirs sont aussi capables que nous d’accomplir de grands exploits, voici la preuve que nous sommes bel et bien égaux ». C’est une façon bien commode d’éviter les problèmes économiques et sociaux qui se sont accumulés au cours du processus d’émancipation des Noirs.

Pour les uns, reconnaître ces accomplissements permet de démontrer que le racisme appartient au passé. Quant aux autres, le mois de février est le moment parfait pour se reposer sur leurs lauriers : puisque le MHN est une preuve de la capacité des Noirs, leur situation économique est sûrement due à la perpétuelle oppression dont ils sont victimes depuis des siècles ! Faire partie d’une société multiculturelle ne pose pas d’ultimatum : toutes les cultures doivent être célébrées de manière égale sinon aucune ne peut être célébrée. Si la première option est peu pratique (nous n’avons que 12 mois tout de même!), le deuxième est assez triste. Une société multiculturelle implique de la tolérance envers des cultures qui ne sont pas les nôtres, ainsi que de cohabiter et d’échanger avec elles.

Le seul point que l’on pourrait concéder à l’argument « multi culturaliste » serait que d’imposer la célébration d’une culture à tout un peuple va à l’encontre du principe de liberté. Chacun devrait être libre de commémorer une culture en particulier. L’officialisation de la « semaine des Nègres » par le gouvernement donne un statut spécial à la culture afro-américaine au détriment d’autres cultures. Même si ce statut peut se justifier étant donné le contexte historique des États-Unis et de la population noire, il n’est pas totalement en accord avec l’idéologie multi- culturaliste. Tout cela contribue à l’idée que le MHN est principalement un outil politique qui sert à apaiser la conscience d’un peuple marqué par des conflits raciaux depuis sa naissance.

Idéalement, le MHN serait une plateforme de discussion qui aurait pour dessein de perpétuer une culture qui se perd, mais aussi d’améliorer les conditions d’un peuple dont l’intégration dans la culture et la société américaine reste à compléter. En attendant, le MHN reste, aux États-Unis en tout cas, une invocation des fantômes du passé servant à justifier l’inaction des (ex-)oppresseurs et oppressés face aux problèmes posés par une société multiethnique.


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