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Leçons de lumière

« L’effacement soit ma façon de resplendir », écrivait Philippe Jaccottet dans ses carnets au début des années soixante. Il entendait par cela que de réduire sa présence dans ses poèmes le rendait plus apte à parler des choses, à faire rayonner la lumière qui se loge en elles. Si l’on se fie à la réédition de son recueil Peinture aveugle, parue plus tôt cette année au Noroît et lancée le 4 novembre dernier avec les autres titres de la maison, il semble que le poète québécois Robert Melançon ait fait sien le vœu de Jaccottet. « Tu as autre chose à dire / Que toi, tes manies, tes masques, / Ton goût des ciels couverts / Sous lesquels les heures se fondent / Dans une lumière égale. » Chez Melançon, le sujet disparaît presque tout à fait du poème pour faire place au ciel, à l’herbe, aux arbres, au pavé, aux rues, à tous les éléments du paysage qui l’entourent. Ne reste qu’une présence tranquille, un témoin qui constate et enregistre le « mouvement des heures », les variations de l’ombre et de la lumière, du jour et de la nuit, « ce fil sans fin / Du temps dont tu n’es qu’un nœud / Que le temps dénouera. »

Dans Peinture aveugle, le poète transcrit le paysage derrière la vitre sur cette « autre fenêtre » qu’est la page, avec une sobriété essentielle. « Le ciel encré se fera page / Où s’écriront les branches nues / Qui ne retiendront de l’année / Que l’armature intelligible ». Melançon accumule ainsi les « tableaux », comme le suggère la référence à l’art pictural dans le titre. Des fragments de paysage apparaissent, saisis dans le cadre d’une fenêtre, renversés dans une flaque d’eau sur le trottoir, ou encore découpés par les parois d’une cour : « Il y avait une cour de gravier / Entre des murs hauts qui enfermaient / Un rectangle de ciel changeant ; / Les heures s’y arrêtaient / Près des fenêtres studieuses. »

L’écriture poétique ne s’élance jamais trop haut chez Melançon. Elle ne prend pas le risque de la dissonance, ne se permet pas de courir le danger de ne plus habiter le sens. Les repères de Melançon sont familiers et quotidiens : il ne vise « pas le secret du monde / Mais le monde même, / Drapé de lumière et d’ombre », et espère ainsi toucher à l’indicible, laisser entrevoir, par instants, « Dans une improbable éclaircie, / Ce qui fuit entre les mots. »

La poésie se fait véritablement « peinture aveugle » ici : devant une telle simplicité des images, on a l’impression d’une restriction du champ de vision du sujet. L’écriture reste incertaine de ses moyens, peu convaincue de sa capacité à accomplir tout à fait la rencontre entre mot et chose, cet « accord aux jours » recherché par le poète.

Beaucoup de temps s’est écoulé depuis la première édition de Peinture aveugle, qui remonte à 1979. Comme l’explique Melançon dans sa postface, l’objectif n’était pas de faire de Peinture aveugle un « recueil », mais plutôt de bâtir peu à peu une « somme en devenir ». On le sent dans le retour des mêmes titres au fil des pages, comme si la voix relançait sans cesse son interrogation inquiète à la face du monde.

Si ce n’est que pour cela, il faut lire Robert Melançon, dont les poèmes, jamais éblouissants, baignent cependant dans la lumière de l’humilité.


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