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L’âme à la tendresse

Comme le laisse entendre ce court extrait de la correspondance, la « Pâoline » et le « Gégé » ont vécu leur trente ans d’amour dans un grand écart : tendus entre la lettre et le lit, entre la « solitude à deux » et le quotidien partagé. Tous deux sont appelés au loin par leur carrière, mais, au fil des années, un même pacte les lie : pas de téléphone. Seule cette correspondance frénétique, parfois terrible, qui s’est étendue avec la même fougue de 1962 à 1993.

« Supposez un couple. Un couple parle, lui fait des poèmes, elle en dit, ils s’adorent, ils se portent mutuellement aux nues, ils planent dans une espèce de ciel abstrait, ils se lancent au cœur des mots qui sont fort beaux et qui ne rendent qu’un bien piètre compte de ce qui les anime, qui est une chose bien palpable, le désir. »

Celui qui fait des poèmes et signe ce texte, vous l’avez peut-être deviné, c’est Gérald Godin, l’intellectuel engagé de tous les métiers. Et celle qui dit des poèmes, nulle autre que la chanteuse à la voix ardente et aux yeux charbonneux, Pauline Julien. Ce n’est pas par hasard, ni par grand romantisme, que je vous fredonne en guise de titre l’un de ses plus grands succès. Dimanche dernier, sa correspondance avec Gérald Godin prenait vie sur scène à la Place des Arts dans le cadre du Festival international de la littérature. Marie Tifo et Pierre Curzi –en qui l’on pourrait voir l’incarnation contemporaine de ce couple mythique– se sont donnés la réplique de La renarde et le mal peigné, fragments épistolaires et amoureux parus il y a un an déjà.

Comme le laisse entendre ce court extrait de la correspondance, la « Pâoline » et le « Gégé » ont vécu leur trente ans d’amour dans un grand écart : tendus entre la lettre et le lit, entre la « solitude à deux » et le quotidien partagé. Tous deux sont appelés au loin par leur carrière, mais, au fil des années, un même pacte les lie : pas de téléphone. Seule cette correspondance frénétique, parfois terrible, qui s’est étendue avec la même fougue de 1962 à 1993.

Il y a là quelque chose de bien arriéré, ironiseront certains. Mais pour nos tourtereaux, c’était une manière d’être à jamais libres l’un vis-à-vis l’autre, de faire en sorte que ce ne soient pas les heures ensemble qui comptent, mais seulement ce corps-à-corps ininterrompu d’idées et de sentiments. Il ne s’agissait pour eux que de se regarder dans le blanc du papier à lettre pour établir un dialogue profond.

C’est pourquoi, à la lecture de La renarde et le mal peigné, l’impression du grand écart entre la vie et la lettre se défait. Les deux correspondants s’y dévoilent avec une telle impudeur, se livrent tout entiers l’un à l’autre avec une telle générosité, qu’on les sent tout à fait présents. Comme le lance Gérald à sa « queen » : « Je suis tout entier à toi, j’ai mis mon âme à nu, telle qu’elle est depuis toujours. Que te faut-il de plus ? Une vulgaire présence ? »

Leur vraie vie, donc, a pu se retrouver dans la parole écrite. On pense à Proust parvenu à la fin de sa Recherche, qui va jusqu’à affirmer que « la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature ». Certes, c’est là l’adage d’une poignée d’étudiants en lettres voulant justifier leur tête-à-tête permanent avec les rayons de leur bibliothèque. Mais l’idée se voit ici adaptée par des gens préoccupés du monde, l’un faisant face à l’actualité politique de son époque et l’autre à son public. Ce sont également des participants de la Nuit de la poésie de 1970 pour qui la parole avait une véritable portée. 

Gérald Godin et Pauline Julien ont cru en ces poèmes que l’un faisait et que l’autre disait, et la place des lettres dans leur couple en témoigne. Si cette foi a vacillé depuis (Le Devoir parlait lundi dernier de la Révolution tranquille comme d’un lointain fait historique), la lecture de La renarde et le mal peigné servira, au moins, à combler nos trous de mémoire et à nous rappeler un temps où la parole était plus qu’un simple asservissement à la communication rapide.


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