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Putain ou la rédemption illusoire

Le premier des quatre romans de l’écrivaine Nelly Arcan, Putain

Affirmer que Putain a fait énormément de vagues à sa sortie en 2001 tient presque de l’euphémisme. L’auteure, dont la mort récente a ébranlé même ses plus fervents détracteurs, avait alors vingt-six ans et étudiait à la maîtrise en littérature à l’UQAM. L’amalgame d’un profil frôlant le cliché – celui d’une jeune blonde pulpeuse aux yeux d’un bleu éclatant et aux courbes provocantes – et d’un sombre passé d’escorte avait tout pour enflammer le public. Les réactions furent, d’ailleurs, pour le moins houleuses.

Une partie de cette controverse se rapportait de manière explicite à l’aspect autobiographique du texte : en se servant de l’autofiction pour raconter l’histoire d’une jeune étudiante travaillant comme escorte pour payer ses études, la romancière brouillait la frontière entre son propre univers et celui de sa narratrice, dévoilant ainsi au grand jour une réalité des plus troublantes.

Putain se présente comme le monologue décousu d’une jeune femme en proie à ce que l’on pourrait appeler des angoisses existentielles, accompagné en arrière-plan, d’un incessant défilé d’hommes sans visages, de « queues », personnages d’une comédie noire dans laquelle la sexualité est affectée et la femme, un trou béant qui n’attend que d’être rempli. La violence de la prose d’Arcan, qui combine un vocabulaire cru et un rythme vertigineux, installe le lecteur dans une intimité qui évoque autant le dégoût que la fascination. Pour la narratrice de Putain, le sexe est immanquablement réduit à une farce grotesque de laquelle est évacuée toute possibilité de jouissance, un jeu que la femme doit feindre afin de demeurer l’objet du désir des hommes.

Si la notion de prostitution dans Putain invoque forcément les questions habituelles sur la femme en tant qu’objet de consommation, le texte s’établit toutefois au-delà de cette réflexion morale. Ainsi, la complexité de l’univers d’Arcan permet de faire émerger l’ambiguïté de l’identité érotique à une époque où la femme est dite libérée. Celle-ci n’est donc pas présentée comme une simple victime d’un système patriarcal mais bien comme une participante consentante. Pour Arcan, la femme est l’ennemie de la femme et c’est à travers cette conception que la prostitution apparaît comme le seul moyen d’occuper tout l’espace du désir masculin.

Réduire le texte d’Arcan à cette seule notion de prostitution serait en faire une lecture infidèle. Sur toutes les tribunes, l’auteure s’est elle-même acharnée à vouloir transposer l’attention de la critique vers la dimension littéraire de son texte. Il serait cependant également faux de nier l’importance de l’expérience d’escorte dans la composition de son roman, la preuve étant que tout en s’efforçant maladroitement de se dérober aux questions d’entrevues portant sur son passé, la jeune femme semblait intéressée à le dévoiler, tiraillée entre pudeur et exhibitionnisme, fidèle à son côté décidément paradoxal. Tout en soulevant des questions complexes entourant la sexualité et l’image corporelle de la femme, Putain saura abruptement initier le lecteur à la plume incisive de Nelly Arcan qui observe et critique plutôt que de répondre, tout en essayant vainement de se libérer des pièges de la féminité contemporaine.


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