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Les nouilles

Bonjour, chers lecteurs. J’espère que vous avez passé de plaisantes vacances et que l’absence prolongée du Délit n’aura pas trop brisé votre routine. Je suis honoré d’inaugurer ce coin de la nouvelle saison de parution du journal, même si cela implique de tarabuster vos facultés rationnelles avec mes petits billets doucereux et postmodernes.

En décembre dernier, mon estimé collègue Pierre-Olivier Brodeur vous dévoilait, au terme d’une fascinante leçon de rhétorique, une lumineuse épiphanie. La « Littérature » (vous excuserez ici mon emploi de la majuscule) s’avère une excellente option pour tuer une conversation. Mentionnons, à tout hasard, la discussion objective du climat politique en Russie et –bien sûr– les dernières lubies de l’art actuel.

À cet effet, j’ajouterais que je tire un grand plaisir à discuter, avec un ami ingénieur de formation (et d’esprit), des diktats de la création artistique. Pour quelqu’un qui est formé pour identifier des besoins et mettre au point des solutions précises et optimales, l’art est excentricité. Sans doute y aurait-il des avenues plus constructives pour construire une soupape d’où s’échappent les névroses des temps modernes ? Les sculptures recyclées et les tableaux abstraits sont autant d’aiguilles qui chatouillent inconfortablement le sens pragmatique de mon ami ingénieur.

Mais bon, chers lecteurs, je digresse. Qu’avez-vous fait durant vos vacances trop courtes ? J’ai profité de l’accalmie pour harceler famille, collègues et mentors afin d’obtenir un regard critique sur mon écriture. J’en suis ressorti avec la résolution de tenir un propos plus simple, dirigé et clair, et avec l’intime conviction que les résolutions sont faites pour être lâchement abandonnées. J’ai aussi saisi l’occasion pour visionner une poignée de films, à commencer par ce monument édifié à la culture de ma jeunesse, j’ai nommé The Simpsons Movie.

Je n’ai point l’intention d’y aller d’une évaluation critique dudit film. De fait, je souhaite plutôt attirer l’attention vers les commentaires des créateurs, désormais une addition relativement standard à l’édition DVD de films. Je n’arrive pas à décider si le processus de création me fascine ou me dégoûte. Il me semble que chaque scène, avant de passer au stade de finition, fut montrée, réécrite et remontrée ad nauseam à des groupes de discussion (focus groups pour les anglophiles) jusqu’à ce que le produit obtienne une réaction qu’on pourrait qualifier d’optimale.

Je ne suis pas suffisamment romantique (ou hypocrite, peut-être) pour penser que les tactiques à l’instar des groupes de discussion sont des inventions récentes. Ils proviennent du même moule que les correcteurs, les éditeurs, les muses… bref, les privilégiés qui peuvent donner un point de vue critique avant qu’une œuvre ne soit libérée, offerte au grand public. Peut-être que je m’inquiète pour un rien. Quel mal y a‑t-il à retirer quelques nouilles de l’eau bouillante pour s’assurer que la cuisson est à point ?

Je pense que le problème vient de montrer ces brouillons, ces esquisses un peu « frankensteinesques », pour jauger l’appréciation et la compréhension du résultat final. On en vient à diluer le mystère, l’ambivalence, le risque de ces œuvres. Or, c’est justement cette aura énigmatique qui fait en sorte qu’une œuvre a suffisamment de force pour capturer l’esprit, pour ressasser les pensées, pour inciter à la discussion, pour influencer les gens. Vous voyez, chers lecteurs, à force de piger les nouilles pendant qu’elles cuisent, on finit avec un plat incomplet, tiède et un peu fade.


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