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André Moreau existe-t-il ?

Si vous avez fréquenté les cafés et les commerces du ghetto et du plateau dans les derniers mois, vous avez peut-être remarqué les nombreuses affiches qui annoncent la tenue de « Cabarets jovialistes ». Intrigué, Le Délit a cherché à faire la lumière sur le mouvement jovialiste dans une discussion avec son surprenant fondateur, André Moreau.

Le bonheur né du Québec des années 1960 et de la contre-culture ?

En 1948 apparaît le manifeste Refus Global écrit par Paul-Émile Borduas et co-signé par plusieurs artistes. Ce manifeste ne proposait pas de programme politique, mais une anarchie resplendissante. Il dénonçait avec violence la mise en vase clos du Québec par l’Église. C’était le retour de Maurice Duplessis et l’époque de la Grande Noirceur.

En 1962, Pierre Vadeboncoeur publie La Ligne du risque. Le désir de se dissocier du passé, vu comme une contrainte et un poids, émane de cet essai. La parole est un acte et le risque était de prendre parole publiquement.

Ces deux écrits parmi d’autres ont influencé les pensées de la Révolution tranquille dans les années 1960 au Québec. On avait substitué à la morale traditionnelle, celle qu’on retrouve dans le roman Maria Chapdeleine, une morale du bonheur et de l’épanouissement personnel.

Cet air de changement était planétaire : révolte des Noirs aux États-Unis, révolte des étudiants et des ouvriers en Europe et mouvement de décolonisation en Afrique. En Amérique, une mouvance contre-culturelle a pris forme notamment dans les idées de peace&love, de pot, des Beatles, explique Yvan Lamonde, historien des idées du Québec.

« Que c’est ça, la contre-culture ? Que c’est qu’ça mange en hiver, la contre-culture ? Que c’est qu’c’est les attributs de c’te bibitte-là ? » dites-vous sur le même ton que Victor-Lévy Beaulieu ? La contreculture, apparue autour des années 1970, est issue des mouvements beatnik et hippie. Elle n’a pas de but ou de démarche bien définis, et englobe beaucoup de phénomènes marginaux tels le psychédélisme, les recherches spirituelles, l’occultisme, le végétarisme. Bref, tout ce qui puise dans la marginalité fait partie de la contre-culture et s’inscrit en faux contre les normes.

Pour Victor-Lévy Beaulieu, la contreculture c’est des hommes qui se sont révoltés contre une manière de vivre américaine : « tu travaillonnes quarante heures par semaine pour gagner des bidous qui vont t’parmett’e d’oublier qu’tu travaillonnes. […] Ça fait qu’y reste pus d’homme en toi, seul’ment une p’tite bibitte qui mange ses chips pis qui boit son coke en r’gardant la tivi pis en attendant d’mourir d’un cancer ou bedon d’une crise du coeur. Comme c’tes p’tits poulets bar-b‑q engraissés aux hormones pis qu’on tue avant qu’y tombent d’eux-mêmes dans leur mort raide. » Les hommes de la contre-culture se sont donné des rêves, disait Beaulieu, des projets. André Moreau aussi : il a créé le jovialisme, un mouvement pour le bonheur, la joie et le plaisir.

Le jovialisme, un grand mouvement passé inaperçu ?

Le mouvement jovialiste est né le 14 décembre 1970, en plein coeur des années peace & love. Mais c’est plus précisément le 15 décembre 1973 qu’André Moreau aurait vécu une expérience mystique. Il a rencontré le golem, figure centrale de la kabbale juive qui, dit-il, est « comme une zone d’ombre qui annonce la lumière ». Après cette « nuit du destin » duquel il n’en sort pas fou, affirme-t-il, il était le grand jovialiste, le nouveau Christ. Il avait perdu tout goût de travailler, il n’avait plus d’idéal, de besoin ni même de but. « Je suis un homme inutile. Je ne sers à rien. »

C’est à ce moment là, explique-t-il, qu’il est possible de rentrer dans un état de « bonheur permanent, sans raison parce que si votre bonheur a une raison, il a une dépendance. »

Au début des années 1970, le mouvement avait pignon sur rue au 75 Sherbrooke Ouest et comptait 3000 membres (Moreau le sait, car il vendait des cartes de membre à l’époque). Il dit que le mouvement était « bien établi », que « l’argent rentrait ». Pourquoi avait-il besoin d’argent ? Moreau explique qu’un « mouvement est une institution sociale avec une structure. Il faut la participation des membres pour créer des événements, telles des réunions et des célébrations, donc il faut de l’argent et des philanthropes qui subventionnent tout ça sinon le mouvement s’écroule ». Pourtant, André Moreau ne s’est pas enrichi. Il a tout réinvesti dans le mouvement et dans la publication de ses nombreux livres, souligne-t-il.

Selon Yvan Lamonde, André Moreau n’a pas eu le coup de poing que d’autres mouvements ont eu à la même époque ; Moreau n’aurait pas marqué l’Histoire du Québec. « On ne le recrute pas pour avoir son avis sur tel ou tel phénomène » dit Lamonde. Selon le professeur au Département de littérature et traduction françaises de McGill, le philosophe de formation est un « self-representation man ». On ne peut nier la très forte créativité personnelle de Moreau, ajoute-t-il. Mais Moreau démontre aussi un besoin de visibilité et de reconnaissance publiques. Il veut être un grand philosophe.

André Moreau, de son côté, dit qu’il a fait plus de 2000 émissions de télévision et de radio en vingt-cinq ans. « Mais mon étoile a pâli, c’était probablement une mode. Peu à peu, le mouvement a fait faillite » dit-il.

Le jovialisme n’a pas été un mouvement social aussi important, affirme Lamonde. Il est vrai que le mouvement jovialiste n’est pas enseigné dans les écoles, ni en philosophie, ni en histoire, ni en sociologie. Mais M. Moreau veut-il qu’on le cite dans les anthologies ? « C’est arrivé ainsi. Je ne veux rien. Je suis quelqu’un qui est permanent sur la scène publique depuis quarante ans, on pensait m’avoir oublié mais vous êtes là aujourd’hui. »

Pour savoir si le mouvement a eu un impact sur la société québécoise, il faudrait pouvoir le comparer. Mais la tâche semble difficile, car le philosophe dit se distinguer de tout autre mouvement. Selon Yvan Lamonde, le jovialisme est « un mouvement de recherche, d’expression personnelle et de thérapie individuelle », et c’est en cela qu’il s’inscrit parmi d’autres courants de la contre-culture. Lamonde croit que le jovialisme s’inspire de divers mouvements anciens et contemporains.

Par exemple, Moreau se rapprocherait de l’Infonie de Raôul Duguay et de Walter Boudreau, ce mouvement qui voulait marier chant, danse, poésie et art visuel et qui a créé son propre cosmos de dieux et de lois autour des années 1970. Mais Moreau rappelle que Duguay est un poète et un musicien, et qu’il n’a pas de diplôme en philosophie. Lamonde avait aussi proposé le mouvement de produits naturels de Jean-Marc Brunet, mais Moreau n’y voit pas de similarité. L’historien des idées dit que le philosophe jovialiste rappelle en particulier les gourous de l’Inde. Moreau s’inspire bel et bien de religions indiennes telles que l’hindouisme, le sikhisme, le bouddhisme ou le jainisme, notamment dans ses notions de plaisir et de jouissance reliées à l’expérience des plaisirs sexuels, mais le jovialisme ne propose aucun interdit.

Ce qui démarque André Moreau, comme il se plaît à le rappeler, c’est son cheminement. Il a fait une thèse de doctorat en philosophie avec Paul Ricoeur à la Sorbonne sur les superstructures de l’immatérialisme. Il voulait démontrer que la matière n’existe pas. Ses directeurs n’étaient pas convaincus de sa démonstration, mais il a tout de même obtenu son doctorat en philosophie « pour le bel effort » rapporte-t-il. Après avoir touché à la phénoménologie, il poursuit des études postdoctorales en épistémologie à l’Université de Montréal.

« Je m’adresse à des gens qui veulent faire des études avec moi. Si quelqu’un qui n’a pas de formation veut me lire, c’est comme quelqu’un qui ouvre la Bible et lit qu’Abraham a tué son fils, et croît que Dieu lui demande de tuer son fils. Est-ce que la Bible est responsable ? Non. Moi, j’expose des idées vastes, profondes, précises. Si quelqu’un se sert de mes écrits pour commettre un crime, je ne suis pas responsable. Pour me lire il faut être intelligent. »

Un bonheur qui choque à moins d’être intelligent

Moreau dit que le public est souvent choqué par ses propos car il « leur enlève leur dieu, leur béquille, la matière ». Les écrivains des années soixante avaient acquis un rôle politique, leur parole importait. Mais ce rôle, André Moreau n’en a que faire. Il se fout aussi du nationalisme, qui a pris toute sa force durant les années de la Révolution tranquille, car c’est de la politique. « Je suis anti-politique » affirme-t-il. Le philosophe veut libérer les gens de leurs obligations « celle d’élever ses enfants, celle envers l’État et envers Dieu » explique-t-il. Nombre de ses idées rappellent celles d’antan : la révolte contre l’Église, le refus du passé, l’importance accordée au bonheur. Pour lui, le passé ne pèse plus, tout est possible. « En réalité, tout est permis. Jusqu’à ce qu’on se heurte à quelque chose qui fait mal. Alors on se retient. Quand c’est bon pour tout le monde, on continue. »

Le mouvement jovialiste, dit Moreau, se distingue des autres parce qu’il ne dresse pas de règles à suivre pour orienter la conduite humaine. « Il appelle à transgresser les interdits –joyeusement. « Il n’y a pas de révolte politique, de rancoeur, de vengeance envers les institutions ou d’attaque envers les hommes. On essaie de se passer des institutions : je n’ai pas de compte en banque, de carte de crédit, je ne vote pas, et je ne paie pas mes impôts. André Moreau n’existe pas. » En effet, c’est son éditeur, qu’il a aussi nommé son agent et son cessionnaire qui s’occupe de tout. « C’est lui qui a les problèmes, moi je n’ai que des projets » dit Moreau.

André Moreau dit qu’il n’avait pas le désir de créer une communauté. « Ça s’est fait tout seul » explique-t-il en donnant l’exemple de Nicolas Lehoux qui est venu vers lui et qui dirige à présent le mouvement. « Je le bénis et, moi, je m’en vais jouer. » Le jovialisme apparaît comme un art de vivre. Toutefois, Moreau affirme qu’il ne croit pas que sa façon de vivre peut fonctionner pour tout le monde. « Je ne m’intéresse pas aux autres. Je ne dis pas aux gens comment ils devraient vivre. Je leur dis : vous cherchez une solution, regardez comment je vis »

Moreau explique qu’il est possible de vivre en se passant du système qui passe par le travail, l’argent et les banques, et prendre le chemin de ce qu’il appelle « l’abondance de l’infini ». « Tu ne travailles pas, tu vis dans la facilité et tu ne manques jamais de rien. Si tu n’es pas intelligent, tu n’y arriveras pas. L’intelligence est une clé pour le bonheur. »

Moreau ne nie pas devoir, comme tout le monde, payer son loyer, mais comment y parvient-il ? « Je fais des conférences pour gagner ma vie. Je leur dis n’importe quoi, la majorité se jette par les fenêtres. Les gens se trouvent provoqués dans leurs convictions intimes parce que je suis un esprit libre et je leur enseigne à ne rien respecter sauf eux-mêmes. »

Mais n’est-ce pas notre société qui lui permet de vivre ainsi ? Il affirme que non, que la société québécoise actuelle ne lui permet pas de vivre ainsi, pas plus que la société russe soviétique ou la présente société chinoise ne le feraient. « Lorsque vous vivez ainsi, c’est par une décision de votre part, et non parce que les autres vous en ont donné la permission. Je pourrais vivre ainsi sur la lune. Je suis organisé. Organisez vous sinon vous aller vous faire organiser ! » 

Et l’amour alors ?

L’amour et les femmes, prennent beaucoup d’importance dans les écrits et pensées d’André Moreau. « Elle ouvre la voie du plaisir. » Moreau prône la polygamie. Il vit avec Jackie et leur chien Caprice là ou il a accueilli Le Délit. Il vit aussi avec deux autres compagnes, Andrée et Louise Éva qui, elles, se partagent Jean-Marie. Jackie, de son côté a Lucas, un marquis italien ruiné. Tout ceci semble très romanesque, mais le philosophe demeure très sérieux en détaillant tout cela. « Nous vivons dans une tribu métaphysique inspirée. » Il rappelle que le jovialisme pousse à transgresser les interdits. L’interdit ici est « tu ne prendras pas la femme de ton voisin ». « Mais si le voisin vous dit prends ma femme, je t’aime beaucoup, on vient de transgresser un interdit. Joyeusement. Je joue avec les lois. »

Il y a alors une émancipation sexuelle de la femme ? Non, dit Moreau. « La femme a fait une révolution, mais sa situation est pire qu’autrefois. Elle a encore des enfants, son appartement et en plus elle travaille. Elle vit dans une grande servitude. Avant, elle avait beaucoup de temps à elle. » Mais ce n’est pas qu’elle, tous sont des esclaves. « Nous évoluons vers une société à numéro, dirigée par des ordinateurs et on nous traite comme des machines. Et lorsqu’on a été des esclaves, on a peur de la liberté. »

Moreau défini ses relations amoureuses comme un « partneurship amoureux ouvert poly-érotique avec option privilégié et intensité variable, c’est précis mais ça fonctionne comme un moteur de rolls royce ». Il dit que sa façon de vivre choque, car de nos jours la communication entre homme et femme est difficile. « Je me fais plaisir alors qu’ils sont incapables de se faire plaisir. »

Enfin, André Moreau ajoute qu’il faut que le nombre soit impair en toutes choses. « Tout ce qui est pair finit par la guerre. Ce qui est impair appelle l’harmonie. Thèse, antithèse, synthèse. » Mais la tribu ne forme-t-elle pas un chiffre pair avec Moreau ? « Je ne me compte pas là, André Moreau n’existe pas. Ne l’oubliez pas, ce n’est pas un jeu de mots. »

Le jovialisme aujourd’hui

Le mouvement jovialiste parle d’un changement. « Je vois un changement radical en 2012. Une nouvelle race d’enfant. Jovialistes. Différents par leur essence. Ils sont axés vers le futur. Ils ont des pouvoir de guérison, psychique » dit Nicolas Lehoux. Cette nouvelle génération, ils l’appellent les enfants indigos ou arc-enciel ou cristal. C’est une génération née à l’ère de la communication. « C’est la première fois que c’est les jeunes qui savent tout » avec Google par exemple.

Quelle est cette ère nouvelle ? Moreau explique qu’il y a d’abord eu l’ère du père, avec des figures patriarcales telles Jupiter et Yahvé. Puis, il y eut l’ère du fils avec Jésus. La troisième ère serait celle de l’esprit et des femmes. « Judaïsme, christianisme, jovialisme » dit-il.

« Nous ne naissons pas de nos parents. Nous naissons à nos parents. Nous ne venons pas du passé. C’est ce que nous avons à être qui nous met au monde. Il faut tenir compte des futurs qui s’organisent devant nous et qui nous poussent et nous attirent en avant. Le pare-brise est très grand et vous aide à voir en avant. Le rétroviseur est tout petit. Nous ne devrions pas accorder au passé une importance plus grande que celle que le rétroviseur nous permet d’avoir sur la route. »

Le mouvement est même sur Facebook. Il compte 200 membres sur le groupe. Est-ce bien officiel ? « Je ne sais pas si c’est officiel, mais ils démontrent un intérêt et je leur envoie des courriels » dit Nicolas.

Les capsules jovialistes sur Youtube se terminent sur l’exclamation : « M’a‑t-on compris ! » Le comprend-t-on vraiment ? Il raconte que l’archevêque de Montréal lui avait demandé de le faire rire. Moreau lui aurait dit : « Écoutez, il y a beaucoup de chrétiens et pas assez de christ ». « Beaucoup de gens ont ri parce qu’ils ne comprennent pas mes mots. »

« Je suis un homme qui essaie de se faire oublier. » Il cite Ulysse : « L’immortalité, c’est quand tu oublies les hommes, et que les hommes t’oublient. C’est là que je me situe. »

Pourtant, à la manière des philosophes antiques qui recevaient leurs disciples dans leur jardin, André Moreau organise des rencontres les mardis dans son salon.

Pourquoi le mouvement jovialiste réussit-il à fédérer ? Les pensées métaphysiques sont-elles bien fondées ? Donnentelles au jovialisme une légitimité supérieure à celle d’un quelconque mouvement, à celle d’un site de rencontre en ligne ? À vous de juger.

www​.civilcad​.ca/​j​o​v​i​a​l​.​htm


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