Archives des Mythologies - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/philosophie/mythologies/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Tue, 05 Apr 2022 20:39:21 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.4.4 Mythologie: les dystopies https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/mythologie-les-dystopies/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48398 Demain n’est pas si loin.

L’article Mythologie: les dystopies est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Près de 70 ans après sa sortie, l’une des œuvres phares du Britannique George Orwell, 1984, se hisse parmi les ouvrages les plus vendus du moment. Cette soudaine ascension peut s’expliquer en partie par l’utilisation d’un terme par une des conseillères du Président des États-Unis de l’époque, Kellyann Conway. Lors d’une rencontre avec la presse, elle justifiait un mensonge émis par un de ses collègues en prétendant qu’elle détenait des «faits alternatifs». Or, ce terme représente un oxymore: le fait, par définition, désigne ce qui est réellement arrivé ; un fait ne peut donc être alternatif que s’il n’est pas réellement arrivé.

L’expression employée par Conway rappelle la novlangue (newspeak, dans le 1984 original d’Orwell) dans laquelle des expressions antithétiques comme «la guerre, c’est la paix» ou «la liberté, c’est l’esclavage» ne sont dissonantes aux oreilles de personne. C’est la reconnaissance de cette dissonance qui aura nourri la résurgence de l’œuvre de George Orwell en 2017. Plus particulièrement, c’est la réalisation de la convergence entre la dystopie de 1984 et la réalité qui aura suscité le désir collectif de redécouvrir le monde de Big Brother. 

La novlangue n’est pas le seul élément de 1984 que nous pouvons raccorder dans un contexte actuel: pensons à la surveillance massive opérée par certaines agences pour observer et juger chacun d’entre nous, que ce soit la NSA (National Security Agency) aux États-Unis ou le Parti communiste chinois. À vrai dire, il est possible de déceler des parcelles de réalité qui ressemblent étrangement à celles que nous trouvons dans les récits dystopiques de toutes sortes.

Ce qui distingue le plus souvent notre monde contemporain des représentations fictives de la dystopie est le fait que ces dernières se situent dans des mondes imaginaires plus technologiquement développés que le nôtre ou que les organisations sociétales de ces mondes sont très éloignées des nôtres. Ces différences créent une distance entre l’univers comme nous le vivons dans notre réalité et celui représenté sur un écran ou dans les pages d’un livre: quoique similaire, ce monde n’est pas le nôtre.

« La délimitation entre ce qui est réel (c’est-à-dire ce que nous croyons possible) et ce qui ne l’est pas repose sur l’expérience ou la connaissance du monde dans lequel nous vivons »

Changeons d’angle un moment et pensons aux autochtones des îles Andaman, une tribu qui n’a aucun contact avec le reste de l’humanité depuis des milliers d’années. Ces personnes ignorent tout de l’existence de l’écureuil jusqu’au téléphone intelligent. Imaginons maintenant que nous montrons à ces personnes deux extraits de film: le premier d’un film qui se veut réaliste (on peut penser à James Bond) et le deuxième d’un film qui se veut dystopique (on peut penser à Black Mirror). Sauraient-elles différencier ce qui se veut réel de ce qui se veut dystopique? Confrontées à deux mondes qui leur sont inconnus, elles rationaliseraient probablement les univers de ces deux films comme étant tous deux issus du rêve. 

Alors que les Andamanais estimeraient les deux univers comme imaginaires, nous nous arrêterions à celui qui nous est dystopique. C’est encore cette distance, soit la connaissance des limites de la technologie actuelle ou de l’organisation sociétale, qui nous invite à faire une distinction entre le film soi-disant «réaliste» et celui «dystopique». Alors que les Andamanais pourraient expliquer les technologies des deux films par de la magie, nous savons que certains éléments du film «réaliste» (une voiture, par exemple) existent dans la réalité tandis que ce qui est affiché dans le film dystopique relève d’effets spéciaux ou numériques. Dans les deux cas, la délimitation entre ce qui est réel (c’est-à-dire ce que nous croyons possible) et ce qui ne l’est pas repose sur l’expérience ou la connaissance du monde dans lequel nous vivons. 

Or, tout comme l’ignorance de la technologie de la part de certaines communautés autochtones n’empêche pas ce que nous savons comme réalité d’exister, nos expériences restreintes ne devraient pas nécessairement nous empêcher d’imaginer une soi-disant «dystopie» comme vraie. En gardant ceci en tête, il est désormais possible de porter un regard nouveau sur ces dystopies que nous voyions comme éloignées par une technologie inexistante ou une organisation sociétale singulière.

La dystopie est souvent perçue comme étant une représentation des réalités potentielles vers lesquelles l’humanité pourrait se diriger. Elles se veulent révélatrices de tendances qui nous entraînent sur une certaine voie, et dont une des escales est cette dystopie. La question se pose donc: cette escale, l’avons-nous déjà atteinte?

L’article Mythologie: les dystopies est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie: le sauveur blanc https://www.delitfrancais.com/2022/01/12/mythologie-complexe-du-sauveur-blanc/ Wed, 12 Jan 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46076 Infantiliser les opprimés pour satisfaire les privilégiés.

L’article Mythologie: le sauveur blanc est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Au cinéma, les temps ont changé. Les personnes racisées assument de plus en plus de rôles principaux, les perspectives sont de plus en plus diversifiées, les discours s’adaptent de plus en plus aux nouvelles sensibilités, mais un certain type de récit semble n’avoir jamais disparu des écrans: celui du «sauveur blanc». 

Le sauveur blanc désigne un personnage d’ascendance européenne qui, parfois malgré lui, prend le rôle de sauveur, de libérateur, d’élévateur de personnes racisées. Les récits de sauveurs blancs s’ancrent souvent dans des contextes d’injustices raciales marquées et de lutte contre ces injustices, mais prennent tout de même des personnages blancs comme protagonistes. Les spectateurs sont donc invités, non pas à suivre le combat de personnes opprimées pour se défaire de leurs maux, mais à suivre le parcours personnel d’un héros blanc qui se voit, d’une manière ou d’une autre, impliqué dans ce combat. 

Dans le film Green Book, par exemple, le videur italo-américain Frank Vallelonga prend le travail de chauffeur et garde du corps du fameux pianiste et compositeur Don Shirley. L’histoire de Don Shirley, un Afro-Américain homosexuel né dans le Sud des États-Unis dans les années 1920, est impressionnante et suffirait à elle-même pour faire un long métrage iconique. Elle n’est, cependant, apparemment pas assez impressionnante étant donné que Peter Farrelly a préféré diriger un film sur son chauffeur.

«Ce monde existe simplement pour satisfaire les besoins – y compris, ce qui est important, les besoins sentimentaux – des personnes blanches et d’Oprah»

Teju Cole

Bien sûr, le problème n’est pas un film ou un personnage en particulier. En fin de compte, Green Book était un film émouvant et Frank Vallelonga, un personnage dynamique et attachant. Le problème surgit lorsque l’on observe ce même genre de récit film après film et que l’on se rend compte que plusieurs de ces films gagnent peu à être racontés du point de vue d’une personne blanche. Pourquoi raconter The Blind Side du point de vue de la femme blanche qui a acueilli le jeune sans-abri Michael Oher, et non pas du point de vue de Michael Oher lui-même? Pourquoi raconter The Help du point de vue de l’écrivaine blanche qui décide d’écrire un livre sur des femmes de ménage noires, et non pas du point de vue de ces femmes de ménage? Ces choix de protagonistes blancs n’ont en réalité pas beaucoup à voir avec des considérations narratives, et tout à voir avec un fantasme bien ancien: celui du personnage blanc bienveillant dont la mission divine est de «civiliser» les non-blancs.

En effet, le récit du sauveur blanc part d’une prémisse extrêmement infantilisante: l’idée selon laquelle les personnes non blanches ont «besoin» d’être sauvées. Sauvées par une personne blanche, spécifiquement. Les personnages non blancs dans les récits de sauveurs blancs sont souvent dépeints avec une attitude passive. Si ce n’était pour l’aide gracieuse d’un sauveur blanc, ils seraient complètement impuissants face à leur sort fatal. Dans le To Kill a Mockingbird de Robert Mulligan, par exemple, un Tom Robinson impuissant et muet témoigne comment l’avocat blanc Atticus Finch le défend d’une sentence injuste et infondée. Robinson, comme le sont typiquement les personnages racisés dans les récits de sauveurs blancs, est complètement unidimensionnel, réduit à sa condition de victime.

Pourquoi ce type de récit a‑t-il persisté autant? Comme le tweetait Teju Cole, c’est tout simplement parce qu’il a la capacité unique à «satisfaire les besoins sentimentaux de personnes blanches». Dans une ère de revendications antiracistes intenses et de récriminations de racisme systémique, le récit du sauveur blanc permet à un public blanc de se rassurer qu’il peut être innocent, qu’il peut être gentil et libre de reproches et, bien sûr, qu’il peut toujours rester le protagoniste des histoires du monde. En empruntant à nouveau les mots de Cole, le récit du sauveur blanc constitue ainsi une «expérience émotionnelle qui valide le privilège [blanc]». En somme, peut-être les temps n’ont-ils pas tant changé.

L’article Mythologie: le sauveur blanc est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie : la laïcité https://www.delitfrancais.com/2021/11/16/mythologie-la-laicite/ Tue, 16 Nov 2021 19:03:56 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45503 La religion d’un soldat impérial et d’une professeure musulmane.

L’article Mythologie : la laïcité est apparu en premier sur Le Délit.

]]>

«L’identité religieuse s’exprime à travers différents registres symboliques. […] Le « symbole » est un symbole dans la mesure où il manifeste sur le plan matériel une vertu à perfectionner, une croyance métaphysique. […] Certains symboles dérangent plus que d’autres»

Dania Suleman

Imaginons la vie d’un soldat impérial (oui, comme dans Star Wars). Appelons-le George, en l’honneur du photographe espagnol Jorge Pérez Higuera, qui a réalisé en 2015 une exposition imaginant le quotidien de ces soldats. 

George se lève tous les matins, sans son armure ni son casque. Les murs de sa chambre sont d’un rouge vif car il en a marre du blanc – à son boulot, tout est blanc. Il se brosse les dents, prend son déjeuner, lit les nouvelles de la galaxie. Et enfin, le moment fatidique arrive : il est l’heure pour George d’enlever son pyjama aux motifs de tigre et de se vêtir de son armure immaculée. Il enfile ses bottes, ses gants, son équipement et, une fois son casque en place, il n’est plus George, il est uniquement un soldat impérial. Loyal serviteur de l’Empire, sa seule mission est d’obéir aux ordres de l’empereur Palpatine sans objection, sans hésitation et sans délai. 

Pour son boulot, George doit parfois faire des choses qu’il n’aime pas, comme capturer et enfermer des Tuk’ata, ces créatures semblables à des chiens que l’Empire entraîne à poursuivre des ennemis. Capturer des mammifères va à l’encontre de la religion de George, mais il n’a pas le choix : George a besoin de ces crédits pour payer son loyer et son épicerie. Originaire de la planète Serenno, il croit aux sept dieux de la religion ancestrale de ce monde, dont le dieu des mammifères, Ferogentia. Tous les soirs, George fait brûler de l’encens sur une petite table ronde, ferme les yeux et exprime son repentir à Ferogentia : « Pardonne-moi, je t’en prie. Je dois faire ce que l’Empire m’ordonne si je veux survivre », implore-t-il. 

«Une fois son casque en place, il n’est plus George, il est uniquement un soldat impérial»

C’est dans une situation semblable que se retrouvent les employé·e·s de l’État au Québec. Depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur laïcité de l’État (mieux connue sous le nom de « loi 21 »), il est interdit aux fonctionnaires en position d’autorité de porter des signes religieux, même si leur port est requis par la religion en question. Cela inclut non seulement les juges, les policier·ère·s et les gardien·ne·s de prison, mais aussi les enseignant·e·s. Ainsi, une enseignante musulmane – appelons-la Fatima – se voit dans l’obligation d’enlever son voile si elle veut exercer son métier. 

Au nom de quoi Fatima doit-elle se dévêtir? Parce que c’est essentiellement cela qui lui est demandé : se dévêtir. Au nom de l’État, bien sûr, et de l’impartialité qu’il est censé incarner. Tout comme un soldat impérial, Fatima doit se défaire de toute influence privée et se dédier impeccablement à la tâche qui lui est confiée, celle de l’instruction des nouveaux sujets de l’État. La salle de classe se doit d’être un univers hermétique, à l’abri des germes du dogme et de la religion. Ces derniers sont proscris de pénétrer l’espace immaculé de l’enseignement, même de façon symbolique. 

En entrant dans la salle de classe la tête découverte, Fatima signale implicitement à toute personne qui l’aperçoit qu’elle est « comme tout le monde », qu’elle appartient à la « communauté civique ». Débarrassée de son individualité – donc, de sa subjectivité – tout comme un soldat impérial, elle est officiellement, et paradoxalement, « libérée » de la religion. De cette façon, elle est enfin prête à enseigner un cours de Culture et citoyenneté québécoise à ses élèves. 

Évidemment, porter un voile ou ne pas en porter n’influence en rien les croyances et enseignements d’une professeure. Comme l’écrit Dania Suleman, avocate et réalisatrice québécoise, « les vêtements des un·e·s et des autres nous informent sur une partie de leur identité (leurs valeurs, leur mode de vie, leur philosophie, leur foi), et non sur leur capacité d’exercer leur métier en toute impartialité ». Mais cela est hors sujet dans le contexte de la loi 21. L’intention n’est pas d’éliminer les biais des enseignant·e·s, mais de protéger les étudiant·e·s du virus de la religion, même de sa simple vue.

Marco-Antonio Hauwert Rueda | Le Délit

Sacrée laïcité

Frank William Remiggi, ancien professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), définit la religion comme un « ensemble de pratiques symboliques possédant sa structure propre mettant en relation des représentations générales et particulières du monde, des rituels permettant d’effectuer les transitions de phases dans les cycles de l’existence et de traverser les situations de crise, ainsi que des règles constituant un code de conduites morales. Cet ensemble est porté par une communauté au sein de laquelle se déploient variablement des rôles sociaux spécialisés ». Tiens donc, il s’avère que cette définition de la religion se rapproche drôlement du projet de laïcité du Québec, ainsi que des préceptes de l’Ordre impérial galactique.

Les enseignant·e·s au Québec doivent en effet suivre un ensemble de « pratiques symboliques », tel qu’ôter tout symbole religieux avant l’entrée dans un établissement scolaire. Retirer son voile, c’est essentiellement un acte de purification. Cette purification est nécessaire si l’on veut intégrer l’espace sacré de la salle de classe. 

«L’intention n’est pas d’éliminer les biais des enseignant·e·s, mais de protéger les étudiant·e·s du virus de la religion, même de sa simple vue»

Ainsi, la « représentation du monde » mise de l’avant par la loi 21 est essentiellement celle d’une bataille entre ce qui est salissant et contaminant d’un côté (la religion), et ce qui est propre et libérateur de l’autre (la laïcité). Pour qu’elle puisse être libre, il faudrait à tout prix protéger la fragile jeunesse de la contamination que représente la religion. 

Cette construction du monde s’accompagne aussi de « rituels » particuliers : le cours de Culture et citoyenneté québécoise, par exemple, sert comme rituel de transmission du bien sacré de la laïcité. Pour assurer le bon déroulement de ce processus délicat, l’enseignant·e remplit le « rôle spécialisé » de véhicule de la transmission. Tout cela, dans le but de construire et reproduire la « communauté » laïque québécoise.

En somme, nous observons que la laïcité telle que pratiquée au Québec suit très fidèlement la définition de la religion proposée par Frank William Remiggi. À vouloir effacer la religion par l’intrusion dans l’individualité, il semble plutôt que la laïcité a fini par devenir elle-même une construction imaginaire dogmatique.

L’article Mythologie : la laïcité est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie : La gloire sportive https://www.delitfrancais.com/2021/09/03/mythologie-la-gloire-sportive/ Fri, 03 Sep 2021 19:06:15 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=44319 Oublier ses maux pour brandir un trophée.

L’article Mythologie : La gloire sportive est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
C’était un jour d’été ensoleillé. Je me promenais dans les ruelles de la ville de Venise, suivant les pas de la dame qui nous faisait faire un tour du quartier de Saint-Marc, quand nous croisâmes un drapeau suspendu du balcon d’un troisième étage. Son fond amarante peignait la rue d’une teinte de grenat, ses motifs dorés se reflétaient sur le carrelage du sol et son lion en or, aux ailes d’aigle, éblouissait le regard de toute personne qui osait le croiser. C’était le drapeau de Venise.

On pouvait observer ce drapeau un peu partout à travers la ville. «Nous sommes très fiers d’être Vénitiens, ici», déclara la dame avec fierté. Or, juste à côté du drapeau vénitien se trouvait un autre drapeau, que je ne remarquai qu’en second lieu: le drapeau national de l’Italie. Cela m’étonna puisque la dame avait répété plusieurs fois que les Vénitiens avaient toujours apprécié leur indépendance par-dessus tout. «Nous fûmes une république indépendante pendant un millénaire», racontait-elle. Hisser un drapeau étranger leur serait donc normalement inimaginable.

«C’est que l’Italie a eu plusieurs succès sportifs remarquables cette année», expliqua la dame. En effet, l’Italie venait de remporter l’Euro de football et, quelques semaines plus tard, la course de vitesse aux Jeux Olympiques de Tokyo. Ainsi, d’un jour à l’autre, les Vénitiens décidèrent soudain qu’ils étaient Italiens.

«Nous sommes très fiers d’être Vénitiens, ici»

Guide touristique

L’extase de la gloire

La nuit de la finale de l’Euro, à la suite de la victoire de l’Italie face à l’Angleterre, les Vénitiens allèrent célébrer dans les places, les ruelles et les canaux de leur île, chantant l’hymne italien et brandissant le drapeau vert-blanc-rouge. «L’Italie est grande!», ou bien «Allez l’Italie!», pouvait-on entendre tout autour de la ville. Enfin, après tant d’années d’attente, le pays des Latins s’était imposé parmi les grandes nations du monde. 

Oubliés le taux de pauvreté, le taux de chômage et le taux de je ne sais quelle autre chose que les étrangers pourraient utiliser pour mépriser l’Italie. Ce jour-là, l’Italie était, aux yeux de ses citoyens – tous ses citoyens –, univoquement grande. Tant le riche homme d’affaires que le jeune chômeur pouvaient se mettre d’accord sur ce point qu’ils étaient chanceux d’être nés dans cette riche terre qu’est l’Italie. 

Un peu à la façon des Romains de l’antiquité, les Italiens retournèrent quelques semaines plus tard à l’arène (de nos jours, leur télévision) pour admirer le prochain combat de leurs gladiateurs: les Olympiades. À la surprise de certains, ce fut un succès fulgurant, l’Italie ne remportant pas une, pas deux, mais quarante médailles, l’une après l’autre et sans arrêt pendant 16 jours. L’extase de la gloire atteint alors un niveau jamais connu auparavant: la réussite des combattants italiens n’était plus un coup de chance, c’était désormais une réalité permanente. 

«D’un jour à l’autre, les Vénitiens décidèrent soudain qu’ils étaient Italiens»

Pendant qu’ils applaudissaient les exploits de leurs gladiateurs, cependant, les spectateurs romains oubliaient bien sûr que les rues de Rome étaient toujours gorgées de pauvreté et de maladies. L’Italie contemporaine, frappée par un an et demi de pandémie, n’avait pas changé non plus du jour de la finale au lendemain. Seule la lentille qu’utilisaient les Italiens pour apprécier leur pays avait changé. Plutôt qu’à Rome, il semblerait en fait qu’ils se soient retrouvés au pays des Lotophages. Nourris par le lotos addictif de la victoire sportive, les Italiens – comme Ulysse dans l’Odyssée – finirent par oublier où ils étaient véritablement.

Une salvation divine

De la même façon qu’ils oublièrent les maux qui touchaient leur ville, les Vénitiens oublièrent – presque trop facilement – leurs rancœurs envers ce collectif imaginé qu’est l’Italie. Tout d’un coup, tout Vénitien était content d’agiter son drapeau italien à la vue de tous et de discuter de la « grandeur » de l’Italie avec ses voisins. Qui plus est, pendant les compétitions sportives, les Vénitiens s’accrochèrent au drapeau tricolore comme si leur vie en dépendait. Bien plus qu’un objet de fierté, il semblerait donc que le drapeau représentait un objet de comble existentiel.

«Les Vénitiens retournèrent à l’arène pour admirer le prochain combat de leurs gladiateurs»

En fait, les exploits des athlètes italiens leur permettaient de combler le plus grand de leurs vides: l’absence de sens. Vides par eux-mêmes et désespérés de trouver un objet auquel ils pouvaient accorder un sens, les Vénitiens firent du sport le bastion de leur fragilité existentielle. Les Vénitiens réussirent à effacer leurs maux, leurs doléances, leurs divisions et leurs conflits au profit de la réalisation existentielle qu’est la gloire sportive. Toutefois, rappelons que, très similairement, Ulysse et ses marins se sentaient comblés lorsqu’ils goûtaient le jus du lotos au pays des Lotophages. Le seul effet de ce fruit fut pourtant d’engourdir les marins dans un sommeil indéfini, loin de l’atteinte de leurs aspirations réelles. 

L’article Mythologie : La gloire sportive est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie : L’expérience vécue https://www.delitfrancais.com/2020/02/25/mythologie-lexperience-vecue/ Tue, 25 Feb 2020 14:48:37 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35843 Les grammaires de Narcisse mettent la pensée en déroute.

L’article Mythologie : L’expérience vécue est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
La mythologie déroule les grammaires d’un discours. Certaines des dernières polémiques ont mis de l’avant la récurrence et la propagation d’un discours d’un genre très particulier, d’un discours se réclamant ad nauseam de l’expérience vécue.

Il se déploie aujourd’hui, « à nouveau » ajouteraient certains philosophes, en négatif de l’Histoire. Il faudrait, nous dit-on, un monde nouveau, brûler toutes les toiles illustrant les crimes d’hier. Au nom de quoi? De l’oppression que l’Histoire ferait subir, de l’invisibilisation qu’elle mettrait de l’avant, de l’hégémonie qu’elle perpétuerait. Sans nier la réalité totale ou partielle de systèmes pouvant produire tant de l’oppression, de l’invisibilisation ou encore sa propre totalisation par l’hégémonie, remarquons que le discours contemporain porte les grammaires très particulières de l’expérience vécue, remettant aux calendes grecques tout ce qui oserait en contester le fondement. C’est à peine s’il n’est pas demandé qu’un ministère de la parole intersectionnelle ne soit mis sur pied. Cette expérience vécue, que veut-elle dire?

Quelle expérience?

Que nous dit-on au juste par cette absoluité de l’expérience vécue? Que le témoignage est la sainte providence portée au discours. Au commencement était la Souffrance, et en un discours Elle s’est faite chair. Quel miracle! Ce qui importerait, dit-on, ce serait surtout les « réflexions » qui relèvent d’expériences personnelles. Or, ce que nous voyons n’est que militantisme, c’est-à-dire que ce discours fait dans la paroisse et ne s’adresse que sur deux modes, selon qu’il cajole ses paroissiens ou encore qu’il vilipende les autres, ces ennemis. Encore mieux, l’expérience vécue serait poreuse à la personnalisation qu’on en ferait. Venez, nobles gens, personnalisez votre héros! Les jeux vidéo n’ont porté au réel que ce que des millénaires d’oppression ont dissimulé. Le personnalisme de Mounier et de Freitag n’a jamais connu pareille gloire. L’identité, ce qu’ils ne définissent jamais avec rigueur, car là n’est pas leur « propos », est une matière plastique à laquelle on peut faire dire ce que l’on veut, lorsque cela nous plaît. Nulle crainte que des contradictions ne montrent ne serait-ce que le bout d’un doigt – la vérité n’a jamais eu meilleure assise!

Pourtant, la supposée compréhension des « histoires personnelles » n’est qu’une autre locution pour les mêmes grammaires issues de Narcisse. Les curés d’aujourd’hui sauraient-ils ce qu’est l’herméneutique qu’ils n’en auraient cure.

À cet effet, nous constatons un discours fabriquant. Il livre à la masse des « miséreux » les mêmes prêts-à-prêcher du christianisme d’antan. Ce n’est que sur le mode de l’abolition qu’il s’in-forme. À cette époque de l’opinion, il importe pour les masses que l’on leur accorde l’illusion de s’affirmer elles-mêmes. Le fait qu’un tel discours prenne de l’ampleur à une telle rapidité, lui qui fait dans le bon marché et la publicité en affirmant l’aménagement de soi-même, devrait inviter à la plus grande des prudences. Sous toutes les formes qui sont celles d’un seul et même discours, d’une seule et même morale du ressentiment, l’enjeu n’est certainement pas celui de la rigueur et de la pertinence.

La pensée mise à mal

Ce que l’expérience vécue ne dit pas, ce qu’elle dissimule, c’est qu’elle n’est plus la prodigieuse et pourtant simple expérience. Le fait qu’elle soit vécue confère des grammaires de celui qui a vécu, du « je ». L’expérience vécue laisse de côté qu’elle puisse avoir tort et, puisque le sujet exprime ce dont il est question, il s’arroge la véracité de l’empirique – ce qui depuis toujours guide dans la vérité. Ce déplacement malicieux a toutes les chances de n’être qu’une vue de l’esprit, quand bien même l’effet éristique et sophistique serait-il éblouissant – et il l’est.

C’est pourquoi il est question d’un défaut de pensée ; ce défaut n’est non pas celui d’une pensée qui manquerait de justesse, mais bien d’une justesse dans l’accord total avec ce qui ne veut pas être pensé. Les discours de l’expérience vécue ne se cachent pas de cette bêtise – ils s’en prennent à la pensée sacrale, voyez-vous.

Ils vocifèrent de petits « oui » inarticulés, comme des virgules ponctuant les innombrables « non » qu’ils n’ont qu’à la bouche. Ce nihilisme tout contemporain ne sait pas qu’il est réactionnaire, avant tout.

Les nihilistes de notre temps diffusent à toutes les sauces une même moraline, celle-ci s’incarnant le plus souvent sous le prisme de la protestation. Elle met en scène des fictions juridiques, affirmant que l’on doit établir pour vrai ce qui relève de la plus complète des idiosyncrasies. Le sujet est seul maître et législateur de sa vérité. « Vous avez votre vérité et j’ai la mienne », dit-on. N’attendez pas d’eux qu’ils œuvrent à une discipline intellectuelle – la simple discipline émotionnelle leur sera suffisante en chaque chose, elle qui permet de tout dire avec assurance.

Cette conception de la vérité comme adéquation de l’expérience vécue à ce qui la met hors d’elle-même n’atteste guère de ce qui la met en ek-citation. Elle rejette du revers de la main le fondement des choses en une seule phrase – tout affairée à sa « justice » – et affirme, à partir d’une souffrance déformée cherchant avec insistance l’origine d’elle-même, que si elle en est ainsi, c’est bien qu’un grand mal le lui a fait subir telle ou telle situation. Ainsi, elle s’arroge la certitude d’une vérité absolue de l’expérience vécue d’un seul coup en concevant une adéquation illusoire entre ses souffrances, le monde supposé, et elle-même. C’est cela, pour ces affairés du ressenti immense, la vérité – en soi! Pourtant, elle demeure essentiellement éloignée de la difficulté bien réelle de ce qui est à penser. 

En définitive, ce discours n’a que l’apparence de l’intelligibilité. Il ne tient qu’à cette prétention de manière superficielle, alors qu’il ne veut au fond qu’une chose : l’emporter. Le dialogue n’existe pas pour un tel discours. C’est Foucault qui résumait en toute innocence la situation destructrice de ce dernier, lui qui parlait de celui d’une autre forme, prolétaire à l’époque : « Le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce qu’il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l’histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu’il veut renverser le pouvoir de la classe dirigeante, il considère que cette guerre est juste. » Peut-être faudrait-il relire les conférences de Leo Strauss, notamment On German Nihilism, The Crisis of our Time et The Crisis of Political Philosophy.

L’article Mythologie : L’expérience vécue est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie : Costco et cie https://www.delitfrancais.com/2020/02/04/mythologie-costco-et-cie/ Tue, 04 Feb 2020 14:47:41 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35534 Ou la manipulation psychique dans la surconsommation de l’inutile.

L’article Mythologie : Costco et cie est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
« Mettez vos souliers, les enfants, c’est l’heure de la sortie hebdomadaire au magasin des rêves. » Papa et maman amènent fiston et fillette dans le club-entrepôt-étoile de leur banlieue de banlieue pour l’heure du déambulage planifiée pour chaque dimanche. Les côtoieront d’autres parents épuisés ou célibataires aigris, chacun se présentant religieusement à la messe. Fut un temps où les paroisses avaient meilleure mine.

Lors de votre arrivée, il vous suffira de brandir fièrement votre carte de membre vous donnant accès à ces bas prix sur n’importe quoi. Vous pourrez ensuite débuter votre randonnée par l’allée des produits congelés, à moins que vous ne soyez venu cette fois pour renouveler votre prescription pour la vue, ou encore pour acheter un nouveau matelas. Et quel endroit parfait pour régler des funérailles! Des couches jusqu’à la mort, toute l’existence s’y achète. Mais peu importe, car il vous faudra traverser les nouveaux ensembles de patios qui annoncent l’été avant d’atteindre la rangée des pneus. Le slogan de Jean Coutu « On trouve de tout, même un ami » fait pâle figure à côté du gigantesque labyrinthe de rangées. Vous pouvez être certain que vous ne ressortirez pas les mains remplies simplement de ce dont vous aviez besoin ; l’emplacement rusé des objets au bout des rangées vous fera dire : « J’avais besoin de chiffons, il me semble… Et ce paquet de 75 est en rabais! » Du stock de nettoyage pour toute sa vie, il faut en profiter! N’oubliez pas que chaque produit est présenté comme une aubaine, un rabais à ne pas manquer ; de quoi sortir la carte de crédit sans même hésiter afin de se satisfaire de cette offre alléchante. Le tournis que donne l’enfilement des produits les plus divers réussit à mettre papa et maman dans un état de fébrilité entre le désagréable et l’excitation, permettant l’extraction des derniers sous possibles. Le rabais incroyable prendra fin demain. C’est maintenant ou jamais.

Le magasin total

La corne d’abondance consiste en le salut du banlieusard de la classe moyenne ; l’endroit devient un rassemblement communautaire qui procure à ses visiteurs un sentiment d’appartenance à la consommation. Les nombreux kiosques de dégustations « culinaires », disons « alimentaires », permettent de brefs interludes aux déambulations et favorisent le contact humain dans cet espace déshumanisé.

Les magasins à grande surface desquels fait partie ce très cher Costco représentent le summum de la déspécialisation. On y retrouve de tout, et à la même place. C’est d’une paresse éhontée dont fait preuve leur clientèle ; on détruit les commerces spécialisés pour la facilité d’accès. N’allez pas vous demander pourquoi les petites boutiques ferment leurs portes près de chez vous, vous n’avez qu’à regarder l’embouteillage causé par la masse chez Costco. Une belle déchéance humaine.

L’article Mythologie : Costco et cie est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie : Laurent D.-Tardif https://www.delitfrancais.com/2020/02/04/mythologie-laurent-d-tardif/ Tue, 04 Feb 2020 14:45:51 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35531 Le Québec célèbre son cheval de Troie américain.

L’article Mythologie : Laurent D.-Tardif est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Les journaux s’affolent : « La folie Laurent Duvernay-Tardif s’empare du Québec. » « Les défis de Laurent Duvernay-Tardif et des Chiefs au Super Bowl. » « Laurent Duvernay-Tardif au Super Bowl : fierté chez ses parents et amis. »

Le Québec s’est trouvé une nouvelle fierté existentielle : un Québécois est allé au Super Bowl. Laurent Duvernay-Tardif est bloqueur des Chiefs de Kansas City. Les admirateurs de LDT ont donc pris pour les Chiefs, même si la plupart d’entre eux n’étaient probablement pas capables de nommer dans quel État américain se trouve Kansas City. Qu’importe, l’exploit en lui-même vaut les louanges qu’il reçoit. Comme le dit lui-même LDT : « Le Super Bowl transcende le sport ». De quel exploit, de quelle transcendance parlons-nous?

L’exploit sous-jacent est surtout celui d’une conquête. Car oui, un Québécois dans la ligue majeure de football, c’est une conquête en soi. Notre Neil Armstrong à nous qui est allé planter le fleurdelisé en plein cœur de la bannière étoilée. David Saint-Jacques peut aller remettre sa combinaison spatiale. C’est comme si « le Québec » connaissait Laurent Duvernay-Tardif.  Avec son double nom de famille rappelant la curieuse mode typiquement québécoise francophone des années 1990, Laurent pourrait être le fils de n’importe qui, le cousin d’un tel, l’ancien camarade de classe de celui-ci. Le Québec n’a jamais rien créé de si beau.

Toutefois, Laurent n’est pas simplement un joueur de football ; il est également médecin, possède une fondation, une galerie d’art, etc. La combinaison peu commune de ces attributs est saisie par le Québec médiatique pour en faire un nouveau héros, le parangon de ce qu’il est possible de qualifier de réussite. LDT devient alors la personnification d’un rêve américain nappé de sauce poutine. Si on veut, c’est-à-dire si le confort bourgeois, la fréquentation d’établissements scolaires privés et d’universités prestigieuses nous sont familiers, on peut! Né pour un petit pain? Certainement pas – regardez Laurent!

Saint Laurent

« Un Québécois remporte le #SuperBowl! Quel bonheur de voir le Québec rayonner à travers le monde! (…) Laurent, tu fais la fierté de tout un peuple ce soir. » Oui, comme le premier ministre l’a déclaré, le peuple égaré a retrouvé sa lanterne, sa nouvelle Céline Dion qui lui permettra de s’affirmer devant la face du monde, notre Achille qui nous a permis de pénétrer la cité interdite. Peut-être même que Patrick Mahomes, quart-arrière des Chiefs, est maintenant capable de pointer le Québec sur une carte du monde! Vive le Québec!

Twitter a également pris des allures de chapelle alors que les fidèles ont pu y déposer leur prière à Saint Laurent. « Dans des salons, bars, restaurants et cinémas partout dans la province, bon nombre de Québécois ont pu voir les Chiefs et leur compatriote Laurent Duvernay-Tardif gagner le Super Bowl. » C’est la victoire de LDT. Ce ne sont pas les Chiefs qui l’ont emporté. C’est la victoire du p’tit gars de Mont-Saint-Hilaire ; c’est la victoire de Laurent Duvernay-Tardif. Il marque l’Histoire pour le Québec. Quel fier patriote avons-nous!

Toutefois, tout cet emballement est un masque, une distorsion de la véritable conquête ayant déjà eu lieu. C’est bien triste. Il n’y a rien de québécois au Super Bowl. Ces mêmes Québécois si fiers de leur patrie ne trouveront rien à dire à dépenser de leur temps libre pour écouter des publicités américaines avec grand plaisir, chaque publicité devenant une « œuvre d’art » à apprécier. Au contraire, LDT est plutôt le symptôme du cheval de Troie nous ayant déjà conquis depuis des décennies. Devrait-on se demander pourquoi nous excitons-nous pour l’événement le plus american qui soit? Quel est l’apport du Québec dans le développement de cette

manifestation culturelle?

En vassal jouant au seigneur, la province se donne le droit de célébrer la victoire d’une bataille historique. C’est toutefois oublier que le Québec a perdu la guerre de l’existence culturelle bien avant la naissance de notre Saint Laurent. Hystériques, nous avons accueilli le cheval. Dans cette histoire, nous portons le rôle de Troie.

L’article Mythologie : Laurent D.-Tardif est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie : Mamma Mia! https://www.delitfrancais.com/2020/01/28/mythologie-mamma-mia/ Tue, 28 Jan 2020 14:25:55 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35443 Ce spectacle, véhicule de renforcement d’une idéologie rétrograde.

L’article Mythologie : Mamma Mia! est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Place au spectacle. Recommençons.

Place à la marchandise.

Pour la représentation de l’adaptation québécoise de Mamma Mia!, des femmes et des hommes à la retraite se condensent dans le Théâtre Saint-Denis ; leurs rires et leurs applaudissements inondent la salle lorsqu’une blague amère sur le consentement vient mettre la table pour le reste de la pièce.

C’est sur une île grecque quelconque que la comédie musicale se déroule ; dans ce paradis — cet exutoire pour le travailleur ou le retraité moyen — le spectacle vend déjà un rêve. Élevée seule par sa mère Donna, Sophie s’apprête à marier un homme, Sky, et elle souhaite le faire accompagnée du père qu’elle n’a jamais connu. Après avoir lu le journal intime de Donna, elle découvre l’existence de trois anciennes conquêtes de sa mère et les invite à son mariage. Ce geste est contraire à la volonté de sa mère, mais plaît aux trois hommes avides de l’amour de Donna. Suivent d’interminables numéros musicaux qui enferment le public dans un cadre de pure idéologie : « Money, Money, Money » pour le Capitalisme — rêve américain ; « Gimme, Gimme, Gimme » pour l’Hystérie — rêve masculin ; etc. En guise de dénouement, Sophie refuse finalement de connaître l’identité de son père, puis refuse aussi de se marier ; elle part à l’aventure avec Sky pour « profiter de ses jeunes années ». S’ensuit Donna qui craque sous la pression sociale — on lui tord presque le bras — et qui épouse l’un des trois hommes : un mariage est remplacé par un autre, Donna est prise pour folle, voire hystérique, avant d’être mariée. La pièce se veut symbole d’une soi-disant libération féminine, mais ce n’est qu’une illusion. Son mythe est double : d’abord par son apologie d’un idéal capitaliste et ensuite par son antiféminisme — la femme y est objet de désir ou n’y est rien du tout.

Dans les mots de Guy Debord dans La société du spectacle,

« [le spectacle] ne dit rien de plus que “ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît”. L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive [du présent] ». La même chose peut être dite à propos de Mamma Mia!. Les comédiens sont interchangeables, leurs rôles sont tous identiques : réconforter le public, leur dire que la vie est faite ainsi et qu’ils ne peuvent rien changer au système et au statut de la femme en société. En surface, il est dit que Sophie refuse le mariage pour partir à l’aventure, mais ce qui doit être compris, c’est que plus tard, elle ne pourra plus le faire — étant emprisonnée dans le système de production. Dans une pure apparence de naturalité, l’aliénation capitaliste est normalisée et devient la destinée qu’il faut accepter. Le public a payé son droit d’entrée pour se faire dire qu’il a raison, que son mode de vie est à célébrer. Lorsqu’il reconnaît la musique qu’il entend, il applaudit. Lorsqu’on lui ordonne de rire, il rit. Au lieu de poser des questions, de remettre en cause l’idéologie populaire ou d’innover de quelconque façon, Mamma Mia! est une fin en soi, une marchandise, un produit. Après l’avoir consommé, le spectateur rentre chez lui la tête vide.

Dans un dualisme inavoué, ce que cette production nous dit, c’est que la femme n’est rien d’autre qu’un corps sans esprit, à moins qu’un homme ne vienne combler cet espace. Sophie est sans cesse à la recherche, non pas d’un père, mais du père. « T’as pas besoin de père, t’as moi! », s’exclame le fiancé, prenant ainsi la place du père symbolique de Lacan. Il est ivrogne et menteur, mais ne voit jamais de conséquences à ses actes : la pièce les banalise — Sky est vu comme « normal ». À l’inverse, lorsqu’une femme agit différemment, elle est folle : « J’suis donc ben conne! », s’exclame Sophie lorsqu’elle surprend son fiancé en état d’ébriété. Les penchants misogynes de la pièce contribuent inconsciemment à la normalisation des comportements problématiques que beaucoup trop d’hommes adoptent : la culture du viol y est toute douillette. Pour une production Juste Pour Rire, elle ne donne pas l’envie de rire, mais plutôt de s’indigner. De plus, lorsqu’il est question de ces comportements — en ne les remettant pas en cause, la pièce semble les banaliser — il n’y a pas de quoi rire. Il suffit de creuser un peu dans l’image libératrice que la pièce projette pour révéler le « féminisme » de Mamma Mia! : la soumission aux désirs masculins. Sophie et Donna finissent par céder, la première en renonçant à ses rêves — de connaître son père et de marier Sky —, la seconde en se pliant aux désirs d’un homme qui lui est presque inconnu. Les spectatrices rentrent chez elles aux côtés de leurs maris, sans réaliser l’ampleur des dommages déjà causés — leur idéologie est renforcée, leur vie est ainsi faite, dans les mots du spectacle : « Le Ciel en a décidé ainsi. »

Sans la musique entraînante et la danse chorégraphiée, c’est un bien triste portrait qui est brossé. Ce spectacle a longtemps été signe de libération féminine, mais derrière le rideau, l’idéologie donne lieu à la réification du capitalisme et de l’antiféminisme. Avec la Dancing Queen  c’est le statu quo qui règne.

L’article Mythologie : Mamma Mia! est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie : l’Éducation https://www.delitfrancais.com/2019/02/05/mythologie-leducation/ https://www.delitfrancais.com/2019/02/05/mythologie-leducation/#respond Tue, 05 Feb 2019 15:08:49 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33130 Rions, puisque nous sommes tous des cons !

L’article Mythologie : l’Éducation est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Dans l’histoire de l’éducation universitaire, le curriculum a toujours défini l’essence de l’université. Cette éducation s’intéressait aux affaires actuelles, mais surtout aux grandes questions philosophiques mobilisées dans les arts et les humanités. Pourtant, à l’avènement de la modernité, notre préoccupation s’est trouvée toujours davantage formulée selon les logiques techniques concomitantes à son développement technologique. Pareille situation trouve son paroxysme en Amérique libérale – spécialement aux États-Unis – et n’est pas sans conséquence sur le destin de nos communautés. En laissant tomber la marque de l’université, c’est-à-dire son idée de l’excellence d’esprit et de communauté humaine à même d’aspirer à la magnanimité, nous sommes tous devenus peu à peu des cons. Si l’on crut sortir la « religion » de notre éducation, ce n’est qu’une nouvelle doctrine métaphysique – celle de la soumission à la technique – qui vit le jour.

Notre éducation supérieure – si ce n’est toute éducation – a perdu essentiellement ce qui la définissait téléologiquement. Du moment où l’éducation supérieure entendait former non pas simplement un technicien mais sinon davantage un humain, elle se figurait « moyen ». En revanche, elle se veut dorénavant sa propre finalité – les diplômes pour les diplômes! – et lorsqu’elle ne procède pas de cette logique, elle dresse un essaim qui devra assurer, dans une logique d’automate, le bon fonctionnement du système. Interroger les finalités dudit système nous ramène au triste constat qu’il n’a d’autre finalité que lui-même. Sayonara l’éducation propre à la vie bonne.

À force de choses, nos éducateurs ne furent eux-mêmes plus les biens éduqués, ils devinrent cons. On vit apparaître des chantres rayonnant l’innocence. Le terme d’« éducation supérieure » devint lui-même source de plaisanterie. Ce que l’on enseigne de « supérieur » n’a de supériorité que la spécialisation, la technicisation, nombrilisme autistique. N’ayez cependant crainte, frères marxistes. Nous pouvons tout de même célébrer avec grande ironie un certain nombre de conséquences. N’est-il pas vrai que nos bourgeois sont aujourd’hui eux-mêmes de sombres crétins? Ils n’ont plus pour eux que le privilège des bons diplômes tant l’oblivion des nobles fiertés de l’humain les fit disparaître de nos curriculums, sans même que l’on ai daigné sourciller – quel sujet ennuyeux. Nous ne portons, depuis deux cents ans, que les plus infectes marques de cette maladie – ode silencieuse au néant, vide de toute extase.

Le poète québécois Claude Péloquin fit polémique en 1970 lorsque son « vous êtes pas écœurés de mourir bande de caves! » fut inscrit au-devant du Grand Théâtre de Québec. Il n’avait que trop raison. Nous pourrions épouser cette sentence et interroger : « Vous êtes pas écœurés d’être caves bande de caves! » Hélas, cela serait tout comme lâcher une bouteille à la mer. Nous ne pouvons espérer des cons qu’ils veuillent cesser de l’être pour autant qu’ils ne sachent rien de leur situation. Seule consolation pour notre époque : les cons qui se savent tels et enquêtent à ne plus l’être. Ils sont déjà bien moins cons.

C’est notre projet !

Ne plus être cons, ce serait déjà un formidable projet. Pourtant, les cons blâment ceux qui enseignent autre chose qu’eux-mêmes! Comment, dès lors, espérez-vous que leurs galimatias ne se multiplient davantage. Schopenhauer notait déjà à son époque qu’« ils se sont de fait emparés du marché, veillant à ce que rien n’ait de valeur en dehors de ce qu’ils reconnaissent comme valable, le mérite n’existant que dans la mesure où il plaît à ces médiocres de le reconnaître ». Et c’est ce que l’on a tenté de faire! C’est justement cela que l’on a appelé éducation! Tout ce dont notre époque est fière, nous le vomissons. C’est la vérité qui parle par notre bouche. – Mais notre vérité est terrible. Nous sommes les futurs bourreaux des assistés sociaux, bureaucrates de la connerie, PDG du génocide, politiciens de la crasse – nous sommes les étudiants des castrations intellectuelles. Invoquons le fantôme de George Grant afin de rappeler son très ironique « the orgasm at home and napalm abroad ». On éduque à la mort stratégique et l’on galvanise notre connerie privée des divertissements les plus sots.

Ce que nous écrivons, disons, vociférons… cela n’est guère que le plus plat et pathétique des bavardages ; cette intervention n’y échappe pas. Aux prêtres qui nous jugeront, permettez que nous confessions notre propre médiocrité, notre propre sens du pathétisme – ironiquement! Je vous le demande, savez-vous pourquoi nous sommes universellement et progressivement si cons? M’entendez-vous? Disons-le : nous ne savons plus ce qu’est vivre! On prit un jour la vie et, comme des chrétiens frustrés du dimanche, on lui apprit qu’elle n’aurait dorénavant plus droit de citer dans nos grands empires technophiles : « Damnatio memoriae ab universitate usque ad universitatem! »

Notre misérable petite éducation se résume à exemplifier ad infinitum notre bêtise ; nous provoquons la grande extinction écologique qui nous attend. Nous la sommons de se rendre à nous. Œuvre de notre arrogance la plus délétère, ne nous méprenons pas – au moins! – sur pareil destin. Ce ne sont effectivement pas nos désirs et nos démesures qui viendront à bout du monde, c’est essentiellement notre éducation de rachitiques qui en est la cause. On fit de l’anémie un idéal et l’on canonisa ses manifestations fatiguées – nous voulons dire : on réalisa le « progrès », comprenez !

Deux minutes et c’est terminé !

Mais je vous vois vous méprendre, mes chers éjaculateurs précoces – n’est-ce pas vrai? Vous, vous êtes unique et beau et bon et intelligent et d’une belle pensée – vous êtes différents! Dans ce cas, ne devrions-nous pas vous offrir nos excuses? Permettez que l’on s’incline devant votre impuissance à même pénétrer la question ; vos lumières ne peuvent attendre. Déjectez vos « connaissances », votre « savoir », votre « modération ». Que l’on puisse comprendre la fine analyse comparative de la sexualité opposant Léon Tolstoï au Marquis de Sade, ou encore que l’on puisse vous expliquer le rôle de l’Être dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, à quoi bon si l’on en fait qu’une carrière. Vous n’êtes que le mépris de la pensée. « Permettez que l’on soulève quelques réserves, tout de même! » Bien sûr! Réservez la connerie, elle est vôtre, son commerce est en grande santé, répète-t-on dans nos journaux. Qui sait si vous n’en ferez pas une carrière! Une existence emplie de « oui, mais » et vous saurez vous gratifier de n’importe lequel des opiacés actuels. Nous sommes totalement furieux et ce n’est aucune mesure qui nous libérera de la connerie. Disons-le : furieux d’être con!

La cruauté des mots n’est pas synonyme de dégoût. Voyons. On n’est cruel qu’envers ceux que l’on aime. Le reste, vous le savez, on nomme cela l’indifférence. Nous aimons tous les cons et n’osons que leur bien! Être l’amant des idiots et avoir notre couche avec eux, c’est là notre plaisir. Amor fati, nous rappelait Nietzsche! Ne tombons pas dans une caricature sans cesse renouvelée de la dureté. Nous n’en voulons pas à ceux qui ne sont que les centenaires fatalités d’un système qui les écrase. Cela n’est pas sans nous motiver à guerroyer avec candeur.

C’est un préjugé de croire que nous sommes intelligents. Nos yeux, admettons-le, sont d’ores et déjà secs de toute honte. Le monde est bâti en fonction des instincts accouchés de ce préjugé. Nous sommes cons par manque de « réelles expériences » qui définissent l’humain. Rigueur, probité, musicalité, justice, clairvoyance, pathos de la distance, honnêteté, gaieté devant la souffrance du travail intellectuel, révélation. Nous n’arriverons à rien et serons condamnés à mourir en grands abrutis tant et aussi longtemps que nous ne retournerons pas à ces mots. L’éducation n’est pas une chose importante, sinon l’on serait collectivement furieux d’être cons.

L’article Mythologie : l’Éducation est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2019/02/05/mythologie-leducation/feed/ 0
Mythologie : L’anticapitalisme https://www.delitfrancais.com/2018/10/23/mythologie-lanticapitalisme/ https://www.delitfrancais.com/2018/10/23/mythologie-lanticapitalisme/#respond Tue, 23 Oct 2018 17:57:52 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32146 Concerto et chœur pour piscine creusée à Capitaland en mi mineur.

L’article Mythologie : L’anticapitalisme est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Depuis l’effondrement du bloc soviétique, le capitalisme règne sans partage. C’est toutefois quelque chose qu’il aime faire oublier, le mot capitalisme se faisant discret dans le discours courant. À quoi bon rappeler que le ciel est bleu? Le capitalisme ainsi naturalisé ne s’inquiète plus de sa survie ou encore de son remplacement par un autre système. Dans un grand chœur où l’on apprend à chanter en diverses tonalités, ses chantres se déclinent en plusieurs castes.

Les chantres du système

D’abord, une première rangée accueille ses apôtres les plus fidèles, ces puissants ténors déclamant les exploits de la croissance économique, de la prospérité et de la bonne gouvernance. À travers leurs chants, le capitalisme peut jouir de sa pleine gloire, trônant en souverain bien. Le système est vénéré pour lui-même, les profits se multipliant en colonnes comme les pains du sauveur qui offrira à ses rares élus la prospérité éternelle. Sous leurs chants, l’avarice corporative devient l’optimisation fiscale; ceux et celles que l’on appelait autrefois les exploités sont aujourd’hui devenus les défavorisés, n’ayant simplement pas eu de chance à la grande loterie de la vie. De quel droit s’insurger contre la malchance?

Confortablement installé au-dessus de nos têtes, le capitalisme permet alors à une seconde rangée de chantres moins assurés de le louanger indirectement. Ainsi érigé en état de Nature, le système se permet d’exposer certains de ses « démons » – indemnités de départs, salaire minimum et autres petits scandales — et de les offrir en sacrifice sur l’autel factice de la bonne conscience « progresso-bourgeoise ». Se laisser égratigner tout en renforçant ses fondations, voilà le double jeu du capitalisme. Le texte sacré ainsi épuré de ces malencontreuses coquilles peut maintenant être récité sans gêne. Ces seconds violons joignent  leurs voix avec joie, le capitalisme réussissant à faire rimer « justice » et « statu quo ».

Fausser à gauche

Puis, de fausses notes sont entendues ici et là, à gauche et encore plus à gauche. Des critiques plus profondes ne peuvent s’intégrer à l’unisson. « Qu’en est-il des législations de complaisance ? » ; « À quand une décroissance véritable? » Inquiet, le capitalisme tente alors d’ajuster légèrement son diapason, espérant retrouver l’harmonie : on parle d’écoresponsabilité, d’acceptabilité sociale, de discrimination positive et de développement durable. Rien n’y fait. Les fissures pointées sont trop profondes pour être colmatées par du vernis.

Le capitalisme échouant ainsi à imposer sa cadence à ces chanteurs, il ne peut faire autrement que les rejeter dans un rare instant de violence dévoilée. Ces hérétiques modernes sont alors affligés d’épithètes les désignant comme des lépreux que les bons sujets doivent éviter pour se préserver du mal fatal. Un appel à la mythologie du siècle passé — marxiste, communiste, extrémiste, révolutionnaire — tente ainsi de raviver les pires craintes de l’imaginaire moderne. L’alternative au capitalisme ne peut être que la dictature sanglante de l’État totalitaire (le système réussissant par la même occasion à faire oublier son propre totalitarisme pervers) et l’histoire historisante sait bien pointer ses monstres. 

Enfin, lorsque ces étiquettes ne collent pas aux hérétiques tel qu’attendu, le capitalisme n’a d’autre choix que de rappeler sa propre existence dans un jugement ultime, celui d’anticapitaliste. Anti établit la claire distinction entre nous et eux, le Soi et l’Autre. Nous sommes pour la prospérité, eux pour la pauvreté. Nous sommes pour la liberté, eux pour la dictature. Nous sommes raisonnables, eux radicaux. Que les adversaires du capitalisme se réclament véritablement du marxisme, du communisme, du trotskisme ou de la Révolution n’importe finalement que très peu : l’anticapitalisme n’est tout simplement pas acceptable et doit être traité comme tel. La mélodie se conclut sur un point d’orgue éternel.

L’article Mythologie : L’anticapitalisme est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
https://www.delitfrancais.com/2018/10/23/mythologie-lanticapitalisme/feed/ 0
Mythologie: le Contribuable https://www.delitfrancais.com/2018/09/18/mythologie-le-contribuable/ Tue, 18 Sep 2018 14:38:05 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=31628 Lorsque le citoyen se dissout dans le Capital.

L’article Mythologie: le Contribuable est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Le contribuable, déclinaison chiffrée du citoyen, est, selon la définition établie, celui ou celle qui est assujetti à l’impôt, c’est-à-dire dont le revenu est considéré comme assez haut par l’État pour l’amener à apporter sa part au bien commun, autrement dit à contribuer.

Toutefois, au travers du discours des médias et des partis politiques plus conservateurs, le terme contribuable subit une déformation, un renversement de sa signification. Initialement issu du terme contribuer, synonyme en quelque sorte d’aider, le contribuable devient cette figure mythique de celui que l’on exploite, du citron que l’on presse pour en faire sortir le jus savoureux jusqu’à la dernière goutte. Ainsi peut-on voir les journaux titrer « Ce projet a coûté 8 millions aux contribuables. » ou entendre des politiciens scander « Les contribuables en ont assez de payer! ».

De celui-qui-aide-le-bien-commun, le contribuable se transpose en celui-qui-veut-aider-le-moins-possible. Il devient ainsi un contribuable malgré lui, né contre son gré au sein d’une société à qui il n’a rien demandé. Celui ne souhaite qu’à s’occuper de son condo et de sa voiture.

Ainsi, en réaction à l’épanouissement de l’écosystème de ceux-qui-veulent-aider-le-moins-possible poussent les bureaux de comptabilité et les «experts en impôts», promettant toujours «le meilleur retour possible», puisque qu’il serait scandaleux de laisser partir ne serait-ce qu’un dollar de trop. Tout est entrepris pour réduire au minimum sa contribution. Dans une logique similaire, certains optent pour placer leurs avoirs dans ce qu’on nomme les «paradis fiscaux», leur argent bien loti au soleil et bien à l’abri des regards indiscrets de l’État. Cette logique d’épargne est poussée si loin que même le don de charité, forme d’aide que l’on pourrait imaginer comme étant innocente, est instrumentalisé pour réduire sa charge de contribution sous forme de «crédit d’impôt» et, d’une pierre deux coups, permet au petit-bourgeois d’épargner tout en s’achetant une belle conscience morale. Le mythe du contribuable fait finalement oublier le rôle de l’État en évacuant subtilement cette question du discours, l’État ne pouvant finalement être autre chose que l’ennemi des contribuables.

Le contribuable en veut pour son argent; il veut plus de services en payant moins, voire en ne payant pas du tout. Il va sans dire que l’appellation clientèle lui sied donc parfaitement. L’État des contribuables n’est donc rien de plus qu’une entreprise cherchant à offrir les meilleurs services à ses clients dont les droits sont définis par le montant qu’ils investissent.

Globalement, la figure du contribuable éclipse celle du citoyen, cet Athénien s’investissant dans les affaires publiques et les enjeux de la cité. Parallèlement à cet éclipsement se produit une opération de réduction, l’individu n’étant non plus décrit en termes sociétaux et sociaux, mais uniquement en termes de colonnes de revenus et de dépenses. Il n’y a plus de classes sociales, mais que des profils socio-économiques. C’est ainsi que cette réduction permet d’éliminer tout un pan de la population ayant de trop faibles revenus pour être qualifié de «contribuable». Citoyens dans l’État de droit, ils et elles ne le sont plus dans l’État des contribuables. Sous le monde des contribuables, le pouvoir d’achat devient le seul pouvoir social, voire la seule forme de pouvoir qu’un individu peut légitimer espérer acquérir et exercer. L’on vote avec son argent et le contribuable, ce petit-bourgeois, ne vote que pour lui-même. Cependant, ce dernier oublie qu’il n’est, comme le penseur Alain Denault le mentionnait avec justesse, qu’un «prolétaire avec de l’argent» pensant se libérer du joug de l’État pour sauter à pieds joints dans celui du Capital.

L’article Mythologie: le Contribuable est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Mythologie: l’écoblanchiment https://www.delitfrancais.com/2018/09/18/mythologie-lecoblanchiment/ Tue, 18 Sep 2018 14:35:46 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=31624 Le «développement durable» est un greenwashing bien commode.

L’article Mythologie: l’écoblanchiment est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Lorsqu’il est question de «développement durable», il nous faudrait ne pas entendre «durable» si l’on en croit les données scientifiques, mais il est d’époque de considérer publiquement le développement comme devant s’accompagner du mélioratif «durable». Après tout, que le développement ne puisse jamais être vraiment durable, les idéologues ne s’en embêteront pas.

Le discours public ne s’encombre pas des preuves scientifiques accablantes. Elles ne peuvent entacher le marketing blanc telle une maison blainvilloise toute propre. La pollution des océans, la décimation du phytoplancton, les forêts rasées, l’air pestilentiel de produits chimiques, le plastique présent de haut en bas de la chaîne alimentaire. Réglons la question une fois pour toutes avec un arrêt sur les pailles en plastique! Le dossier est clos: un pas de géant a été accompli. Le monde entier est sous le choc de ce mouvement majeur vers un monde «durable».

Au sein du vacarme propre au discours public, qui donc ose annoncer la triste nouvelle? Le développement ne peut être durable puisque la croissance infinie est impossible dans un monde fini… Peut-être nos gouvernements et nos intellectuels attendent-ils quelque chose d’habituellement propre aux séries télévisées: un cliffhanger! Ah! Quel excellent scénario pour notre nouvelle série fantastique: L’humanité survira-t-elle? On peut déjà voir les licornes voler à notre secours. Le «développement durable» discute de dates et de doses. Promesses pour 2010, 2015, 2020, 2030, 2050. Échecs pour 2010, 2015 et toutes les prochaines échéances à venir. La pièce de théâtre à laquelle nous prenons tous part ne tient pas du théâtre d’été…il s’agit d’une tragédie dont la fin est annoncée dès les premiers vers.

Alors que le «développement durable» prétend signifier le «durable», il signifie plutôt «durabilité de la logique propre à la croissance». Autant pour dire, organiser la société pour que les riches demeurent riches et qu’une élite puisse prospérer tant que nous le permettra le monde limité en ressources et en qualité.

Si la question écologique était d’une réelle importance, tout au moins les foules se procureraient le très accessible essai La politique de l’oxymore écrit par Bertrand Méheust ou  encore quelques équivalents. Tous les intellectuels se passeraient le mot sur la question écologique. Elle dominerait tout le paysage culturel tellement la question est cruciale: notre espèce survivra-t-elle à sa propre logique destructrice? La réalité est toute autre. Autour d’un repas au restaurant, quelques personnes privilégiées et instruites diront à peu près cela: «Que c’est angoissant ce qui se passe en ce moment ! […] L’environnement est vraiment un dossier important…j’espère que les choses bougeront!» Viendra ensuite une bouchée dans ce succulent jarret d’agneau commandé quelque vingt minutes auparavant.

Comment une telle chose est-elle possible? Comme dans toute société orwellienne ou huxleyienne, le discours idéologique est programmé effectivement. La mythologie est au point, se porte au secours des puissances. Le «développement durable» est réaliste, pragmatique, courageux, visionnaire. Se targuant d’être la seule option «sérieuse» en ce qui concerne la transition écologique, voilà qu’il cache ses motivations: le maintien d’un ordre économique bien particulier (lire ici: tout modèle basé sur la croissance). De cette escroquerie, peu en comprennent effectivement les relents. S’exclamer en faveur du «développement durable» suffit à s’auréoler de la conscience morale à la mode. Multinationales, gestionnaires, actionnaires, gouvernements, ONG, contribuables… Le «développement durable» est ce doux chapelet que l’on récite telle une prière. «Dieu! Faites que l’on puisse s’enrichir et détruire l’inhumain de manière durable!» La prière des ignorants, des aveugles et des criminels. Ce modèle survit parce qu’il prétend être le seul véritablement viable. Il orchestre ce mensonge et met en branle la grande «politique de l’oxymore».

Finalement, le dernier masque du «développement durable» qui tombera sera celui-ci: «Nous, preneurs de décisions d’importance, savons que notre modèle économique mènera à une hécatombe, mais nous préférons le présent des excès à l’avenir plein de vie.» Le carpe diem des suicidaires. Le philosophe de la technique Gilbert Simondon disait que «toute société cherche à persévérer dans son être». Prions de bonne foi qu’il eut tort.

L’article Mythologie: l’écoblanchiment est apparu en premier sur Le Délit.

]]>