David D’Astous - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/daviddastous/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 25 Nov 2020 03:34:37 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.8.2 Montaigne, ou de l’exercice du doute et du jugement https://www.delitfrancais.com/2020/11/24/montaigne-ou-de-lexercice-du-doute-et-du-jugement/ Tue, 24 Nov 2020 14:00:11 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=39736 L’essai comme activité philosophique.

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«Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement, comme il a fait; car il a peint la nature humaine. […] Un gentilhomme campagnard du temps de Henri III, qui est savant dans un temps d’ignorance, philosophe parmi les fanatiques, et qui peint sous son nom mes faiblesses et mes folies, est un homme qui sera toujours aimé.» Ainsi Voltaire s’exprimait-il à l’égard du projet philosophique de Montaigne, contenu tout entier dans ses Essais. La pensée de Montaigne, éparpillée à travers ces différents textes, résiste cependant à toute entreprise de formalisation. La lecture des Essais reste le seul procédé permettant d’en découvrir les subtilités; naviguant parmi les contradictions, les tromperies et les délicatesses, le lectorat assidu de Montaigne émerge avec l’essentiel de son enseignement philosophique. Car par le truchement des Essais, les banalités diverses et ondoyantes du quotidien sont un miroir de la nature humaine, et tout sujet est bon pour réfléchir sur ce qu’est l’humain, nous dit Montaigne: «Tout mouvement nous découvre.»

Or, il me semble que la lecture des Essais est plus importante que jamais en ces temps de pandémie. L’oisiveté qui caractérise notre état présent est propice à la réflexion aussi bien qu’à la tentation de céder notre tranquillité aux intempéries tumultueuses du dehors. Essayons donc ensemble, cher lectorat, de voguer à travers certains des essais de Montaigne pour voir quels enseignements peuvent ainsi s’appliquer au cours actuel des choses. Une discussion sur le jugement s’impose toutefois en premier lieu, car celui-ci constitue la pièce centrale du projet philosophique mené dans les Essais.

Le jugement dans la pensée de Montaigne

Les spécificités du projet philosophique de Montaigne s’inscrivent à la fois dans la forme ouverte des Essais et dans le laisser-aller de leur objet. Sur le fond, la subjectivité des réflexions de Montaigne permet de mieux comprendre l’importance que revêt le jugement dans sa pensée: le jugement est l’activité philosophique. Mais quelle est la nature du jugement et sur quel objet porte-t-il? Dans l’essai «De Democraticus et Heraclitus», Montaigne affirme que «le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout. À cette cause aux Essais [qu’il en fait] ici, [il] y emploie toute sorte d’occasion». Il exhorte donc le lectorat d’exercer son jugement sur tous les sujets, aussi creux ou aussi nobles soient-ils: lui-même dans ses essais traite-t-il des odeurs, de l’âge et de la prière, pour ne donner que quelques exemples. Montaigne explique en outre que l’exercice du jugement consiste en l’essai même. D’abord, au sens du français de l’époque, l’essai est la mise à l’épreuve d’une idée; il s’agit d’une méthode. Cette méthode sert donc aussi bien à éclairer nos opinions sur les enjeux fondamentaux que sur les banalités de la vie quotidienne. Ensuite, l’essai est la tentative, le fait de s’essayer à une opinion sur la question. Autrement dit, l’activité philosophique – et donc le jugement – prend d’abord et avant tout, chez Montaigne, la forme de l’essai, contrairement au dialogue chez Platon ou encore la forme du discours philosophique chez les stoïciens ou les épicuriens.

«La lecture de Montaigne est un exercice de jugement en soi et donc une expérience philosophique proprement dite»

Le jugement tel qu’entendu par Montaigne est caractérisé par une modération et une tempérance; le jugement s’améliore au fil des essais: «Je ne suis pas tenu d’en faire bon, ni de m’y tenir moi-même, sans varier, quand il me plaît, et me rendre au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance.» Cela se traduit par la place prédominante qu’occupe le scepticisme dans la pensée philosophique de Montaigne, le jugement servant alors comme exercice pour se libérer des dogmes et opinions reçues.

Aussi le lectorat doit-il lui-même faire preuve de jugement afin de comprendre le fond de la pensée de Montaigne dans ses Essais. Dans son adresse au lecteur, Montaigne écrit qu’il tente de se peindre «tout entier et nu» afin de brosser un portrait de la nature humaine. Il affirme pourtant quelques pages plus loin, dans l’essai «Nos affections s’emportent au-delà de nous» qu’il est par nature pudique: «Si ce n’est à une grande suasion de la nécessité ou de la volupté, je ne communique guère aux yeux de personne, les membres et actions, que notre coutume ordonne être couvertes.» Montaigne signale par là au lectorat attentif qu’il faut être vigilant pour bien comprendre son opinion dans certains essais, notamment les plus subversifs. Les contradictions entre certains essais n’en sont que d’apparence, «car quelque apparence qu’il y ait en la nouveauté, [il] ne change pas aisément, de peur [qu’il a] de perdre au change». En cela, la lecture de Montaigne est un exercice de jugement en soi et donc une expérience philosophique proprement dite.

Montaigne contre le dogmatisme: regard contemporain

Dans ses Essais, Montaigne somme le lectorat de ne pas privilégier une interprétation du texte qui conforterait ses idées préconçues à la signification réelle des mots: «En la parole la plus nette, pure, et parfaite, qui puisse être, combien de fausseté et de mensonge a‑t-on fait naître? Quelle hérésie n’y a trouvé des fondements assez, et témoignages, pour entreprendre et pour se maintenir?» Cet enseignement est révélateur de la facilité qu’ont les humains à faire dire à un texte ce qu’il ne dit pas, et pis encore à croire en ces extrapolations ou autres hérésies. La désinformation qui frappe présentement nos sphères médiatiques et les théories du complot qui trouvent de plus en plus de fanatiques ne sont qu’une illustration de la nécessité d’éduquer notre jugement.

«Dans le monde polarisé qu’est le nôtre, la saine conduite de notre jugement me paraît plus que salutaire. En cela, la lecture de Montaigne nous rappelle l’importance du doute dans l’activité philosophique; elle nous encourage à s’essayer philosophe parmi les fanatiques»

C’est précisément contre ce genre de dogmatisme que s’élevait Montaigne, marqué par les atrocités commises au nom d’opinions érigées en dogmes à l’époque des guerres de religion en France. Dans l’essai sur la connaissance intitulé «C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance», Montaigne met en garde le lectorat contre l’excès de crédulité ou d’incrédulité. Il dénonce les fanatiques en mettant en lumière leur nature présomptueuse qui découle le plus souvent de leur ignorance: «C’est une hardiesse dangereuse et de conséquence, outre l’absurde témérité qu’elle traîne quant à soi, de mépriser ce que nous ne concevons pas. Car après que selon votre bel entendement, vous avez établi les limites de la vérité et du mensonge, et qu’il se trouve que vous avez nécessairement à croire des choses où il y a encore plus d’étrangeté qu’en ce que vous niez, vous vous êtes déjà obligé de les abandonner.» Dans cet essai, Montaigne décrit deux types d’esprits critiquables: l’âme naïve, à laquelle il attribue «la simplesse et l’ignorance, la facilité de croire et de se laisser persuader» et l’âme présomptueuse, qu’il critique «d’aller daignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable». Si notre jugement est faillible, il ne suffit de se satisfaire de cet état de fait: il faut constamment faire l’expérience de l’essai, rectifiant notre jugement au besoin.

Une dernière remarque s’impose à l’égard du scepticisme existentiel de Montaigne. La nécessité d’exercer son jugement ne signifie pas pour autant qu’il faille rejeter toute croyance. Sans doute n’est-il pas possible de vivre sans croyance; mais l’essai du jugement a pour objet de rejeter le dogmatisme en entretenant le doute. Aussi Montaigne insiste-t-il sur la nécessité d’exercer son jugement par alternance: «La vérité a ses empêchements, incommodités et incompatibilités avec nous. Il nous faut tromper afin que nous ne nous trompons, et siller notre vue, étourdir notre entendement pour les dresser et amender.» Pour éviter de se tromper, il faut donc prendre au sérieux les opinions qui se dressent contre les nôtres, ou mieux encore, les défendre comme les nôtres. Écouter et comprendre, remettre en question et être en désaccord, ne considérer aucune opinion comme dogme et aucune objection comme hérésie, voilà ce que demande l’activité philosophique.

Dans le monde polarisé qu’est le nôtre, la saine conduite de notre jugement me paraît plus que salutaire. En cela, la lecture de Montaigne nous rappelle l’importance du doute dans l’activité philosophique; elle nous encourage à s’essayer philosophe parmi les fanatiques. Car comme l’écrit si bien l’essayiste en son premier essai, «c’est un sujet merveilleusement vain, divers et uniforme, et ondoyant, que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme».

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Ayant vu l’importance du jugement dans la pensée philosophique de Montaigne, nous avons entrepris d’exercer le nôtre en jugeant du cours actuel des choses à la lumière de certains enseignements contenus dans les Essais. Or, si l’exercice du jugement doit être ponctué d’un rappel constant des limites de notre entendement et des dangers du dogmatisme, il n’est pas pour autant un appel au relativisme. Il constitue plutôt l’évocation de l’aveu socratique de l’ignorance humaine et de l’importance de l’activité philosophique: «Pour un être humain, la vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue.» Voilà bien l’importance d’adopter la philosophie comme mode de vie.

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« Mythes » et croyances scientifiques dépassées https://www.delitfrancais.com/2020/02/11/mythes-et-croyances-scientifiques-depassees/ Tue, 11 Feb 2020 15:45:13 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35663 Thomas Kuhn et l’émergence de la connaissance scientifique.

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Héraclite a vu le monde en devenir ; Empédocle a cru les forces de l’Amitié et de la Haine à l’origine des phénomènes naturels ; Aristote a décrit l’étant en termes d’entéléchie ; Descartes a postulé l’éther ; Newton a pratiqué l’alchimie. Ces « mythes », ou croyances scientifiques dépassées, suggèrent-elles que les savants de la philosophie naturelle n’ont plus rien à nous apprendre? Ou pis encore qu’ils faisaient preuve de superstition? Sommes-nous désormais plus connaisseurs que les Grecs et les Romains? Après tout, n’envisageaient-ils pas la sphère étoilée comme étant en rotation autour de la Terre? Et nous, enfants de la science moderne, ne savons-nous pas désormais que la Terre tourne autour du Soleil?

La « connaissance » scientifique

En réalité, il n’y a pas grand cas à faire de la « connaissance » scientifique du citoyen moyen. Cette affirmation peut être élaborée par une image succincte : combien d’entre nous sommes capables de démontrer rigoureusement le théorème de Pythagore? Ou encore que la Terre est ronde? Et que dire du mouvement héliocentrique? De l’évolution? Des atomes? Le savons-nous autant que nous le croyons? Au fond, comme le suggère Thomas Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques, les manuels de science ne nous en apprennent que très peu sur les connaissances scientifiques et sur la méthode par laquelle celles-ci sont obtenues. Ils reflètent plutôt la normalisation des phénomènes à observer et des instruments à employer propres à l’état de nos croyances scientifiques.

Ce n’est pas pour dire que de tels savoirs et méthodes sont inaccessibles, bien au contraire. Cela ne suggère pas non plus qu’il est impossible de hiérarchiser le savoir, mais plutôt que celui qui croit que la Terre est ronde et celui qui croit qu’elle est plate ont en commun de ne détenir aucune connaissance scientifique à proprement parler. Or, il ne s’agit pas ici de disputer des faits scientifiques, mais plutôt des théories scientifiques et de leur caractère contingent.

De fait, il faut rappeler que les manuels scientifiques ne nous apprennent pas à comprendre l’essence des phénomènes naturels (le « pourquoi »), mais seulement à en déterminer les effets (le « comment »).  Galilée, et l’ensemble de la science moderne avec lui, a définitivement abandonné la recherche des causes aux mouvements d’un corps, tel que le faisait Aristote, pour se concentrer plutôt sur une prédiction rigoureuse et précise — mathématique — de leurs effets. Il a postulé que l’homme peut seulement espérer découvrir l’essence des phénomènes naturels en adoptant une telle démarche : « Une brume profonde et dense le lui dissimule ; cette brume se réduit et s’éclaircit partiellement quand nous nous sommes rendus maîtres de quelques conclusions, solidement démontrées et possédées, dont nous disposons si aisément que nous pouvons passer rapidement de l’une à l’autre. » Pourtant, la réalité s’y dérobe : nous ne pouvons pas découvrir les causes premières du monde qui nous entoure par la science moderne. Elle peut décrire le mouvement du pendule à la perfection, mais jamais le mécanisme qui en est le ressort. Ainsi, cette théorie scientifique moderne diverge donc de la pensée philosophique ancienne en ce qu’elle ne tente pas tout à la fois d’expliquer la cause et les effets des phénomènes naturels.

L’incommensurabilité

La théorie atomiste remonte à Démocrite, Épicure et Lucrèce ; est-elle seulement valable parce qu’elle est conforme avec l’état de nos connaissances scientifiques actuelles? Kuhn nous enseigne une leçon très importante qui permet d’en douter. Il affirme : « Les méthodes qui ont conduit à ces mythes sont bien semblables à celles qui conduisent aujourd’hui à la connaissance scientifique. » La notion même d’accumulation de la connaissance en un progrès continu s’en voit renversée. L’approche préconisée pour évaluer une conception scientifique n’est plus celle qui examine les « maigres » contributions faites par les croyances scientifiques dépassées par celles  actuelles. Elle s’efforce plutôt de « mettre en lumière l’ensemble historique » qui constituait cette croyance. Cela ne suggère pas que les croyances dépassées soient plus justes que les nouvelles, mais déroge plutôt à l’idée reçue selon laquelle elles seraient aussi facilement comparables. Pour Kuhn, les théories scientifiques sont incommensurables, car elles reflètent certaines conceptions des phénomènes naturels qui sont différentes. Ce que nous appelons des « mythes » n’est rien d’autre que l’incompréhension d’une vision du monde qui n’est pas simplement transférable à la nôtre.

De fait, il suggère qu’une communauté scientifique ne peut œuvrer sans un ensemble d’idées et de méthodes reçues, ce qu’il nomme « les paradigmes scientifiques ». L’émergence de la connaissance scientifique nécessite une certaine adhérence, ou « consensus », à un paradigme scientifique. De fait, ce consensus donne lieu à des recherches qui permettent d’étudier certains phénomènes naturels avec « une précision et une profondeur qui autrement seraient inimaginables » à l’extérieur du paradigme. C’est ce que Kuhn décrit comme la science « normale » : elle est spécialisée, car elle agit sur des prémisses acceptées comme vraies, permettant d’expliquer de plus en plus de faits scientifiques à la lumière du paradigme. Certaines énigmes sont résolues par cette recherche. Mais, nous suggère Kuhn, « aucun paradigme accepté ne résout jamais complètement tous ces problèmes ».

Prenons par exemple la théorie du mouvement des corps de Newton (lois de Newton) : cette théorie visait à expliquer, entre autres, le mouvement des corps célestes. Aujourd’hui, celle-ci fait consensus dans la mesure où elle décrit parfaitement bien certains phénomènes naturels observés à l’échelle humaine. Autrement dit, elle s’impose d’elle-même parce qu’elle « réussit mieux » que les théories concurrentes à décrire le mouvement, en élucidant certains problèmes que ces dernières ne pouvaient résoudre. Or, la théorie du mouvement des corps de Newton, qui décrit adéquatement les phénomènes physiques qui se produisent à l’échelle humaine, ne peut en faire autant pour ceux qui se produisent à toute petite échelle (mécanique quantique) ou à très grande échelle (mécanique céleste). Ces anomalies se sont peu à peu révélées par des découvertes et ont été impossibles à résoudre à l’intérieur du paradigme établi par Newton : ces énigmes deviennent alors des contre-exemples. Lorsque ces contre-exemples deviennent trop importants, le paradigme s’effrite et la science tombe en état de crise : « Si une anomalie doit faire naître une crise, il faut généralement qu’elle soit plus qu’une simple anomalie. »

Les révolutions scientifiques

La connaissance scientifique émerge alors dans le cadre d’une science dite « extraordinaire ». En effet, les scientifiques tentent tout à la fois de déconstruire l’ancien paradigme et d’en établir un nouveau qui serait, lui, en mesure de décrire plus adéquatement l’anomalie découverte. Or, l’apparition de nouvelles théories n’est pas toujours garante de changement de paradigme. Pour qu’un changement s’opère le nouveau paradigme doit créer une adhérence et un consensus, changer la conception du monde de la communauté scientifique et l’objet de ses recherches. C’est la révolution scientifique : des périodes de bouleversement extraordinaires au courant desquelles se « modifient les convictions » des scientifiques.

Ainsi, la théorie du mouvement des corps de Newton a tôt fait d’être renversée par les travaux d’Einstein portant sur la relativité. De même, la théorie héliocentrique de Galilée a remplacé la théorie ptoléméenne du mouvement des planètes en permettant de mieux expliquer le mouvement rétrograde de ces dernières ou les phases de Vénus ; la théorie de la sélection naturelle de Darwin a supplanté celle du transformisme de Lamarck. Toutes ces révolutions scientifiques ont mené à une nouvelle conception du monde qui se trouvait en inadéquation avec celle qui la précédait. L’incommensurabilité de l’espace et du temps avec l’espace-temps, ou encore de l’adaptation avec la transmutation, est indéniable. Les méthodes et instruments préconisés pour permettre l’émergence de la connaissance scientifique s’en voient alors transformés.

Cela semble suggérer que certaines théories peuvent être portées à disparaître, remplacées par de nouvelles qui décrivent mieux certains phénomènes observables. Plus fondamentalement, la pensée de Kuhn peut s’attaquer à l’illusion de l’accumulation de la connaissance dans sa forme absolue. La science n’est pas la « simple somme des faits, théories et méthodes rassemblés dans les ouvrages récents », et le développement scientifique le « processus fragmentaire par lequel ces éléments ont été ajoutés », comme les manuels scientifiques semblent le laisser entendre. Plutôt, la science est-elle la connaissance qui émerge d’un certain paradigme scientifique. Ce paradigme, nécessairement contingent, nous appelle à un certain devoir d’humilité envers les « mythes et croyances scientifiques dépassées ». De façon plus importante, encore, il nous appelle à un devoir philosophique très important : la reconnaissance de nos propres croyances au regard des limites de la connaissance scientifique et de la méthode scientifique moderne. Nos modèles d’aujourd’hui seront peut-être le ridicule de demain.

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Simone Weil en toute intempestivité https://www.delitfrancais.com/2019/10/29/simone-weil-en-toute-intempestivite/ Tue, 29 Oct 2019 13:10:20 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34801 Peut-on penser librement les droits et libertés?

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Ce dont il s’agit, c’est l’unité originaire et la structure immanente de l’être-en-relation d’un homme qui est, d’une certaine façon, enchaîné dans un corps et qui, de ce fait, a une façon propre d’être lié à l’étant au milieu duquel il se trouve.

Martin Heidegger

L’empire du droit, ce désir pervers qui ferait du droit le seul régulateur de la vie sociale, c’est-à-dire que tout rapport entre le collectif et l’individu soit régi par les droits de l’homme, cette volonté que toute chose soit élevée à une valeur juridique, est une dérive possible de la pensée libérale, par opposition à une conséquence nécessaire de son articulation. Néanmoins, elle n’en est pas pour le moins présente insidieusement dans nos discours. Notre parler est juridique. On parle souvent de la constitutionnalisation d’un droit à un environnement sain, de la constitutionnalisation de l’accès aux soins de santé, de la constitutionnalisation de ceci et de cela : c’est une politisation des droits fondamentaux, ou la judiciarisation de la politique. Ceci dit, les mots ne parlent pas pour ne rien dire ; cette volonté n’est pas sans conséquence pour notre démocratie : elle met énormément de pouvoir dans les mains du juge.

Toutefois, il ne s’agit pas ici d’enquêter sur les mérites ou le bien-fondé de cet empire du droit sur notre vie et notre pensée politiques, ni même sur les droits et libertés en eux-mêmes. Plutôt, il s’agit de faire l’exercice de les penser à l’extérieur du cadre qu’ils imposent (leur « autorité spirituelle », nous dit Manent) pour mieux en apprécier les bienfaits et mieux en cerner les dérives possibles. Car il me semble que le constat de cet empire en appelle à une question des plus importantes  : peut-on penser librement les droits et libertés? Autrement dit, peut-on encore réfléchir sur la place que doivent prendre les droits fondamentaux dans nos sociétés démocratiques? Aurions-nous peur, comme le disait Pierre Manent, « de ce que nous pourrions faire si nous n’étions pas sous tutelle  »? Simone Weil est une philosophe qui nous permet de repenser la tradition philosophique des droits humains en nous offrant une réflexion sur la nature sociale et profondément digne de l’être humain.

L’insuffisance des droits et libertés

Pour Simone Weil, l’erreur des penseurs des Lumières et des révolutionnaires français aura été d’ancrer dans un matérialisme et un individualisme une philosophie consacrée au bien-être et à la sécurité de l’être humain, mais entièrement déconnectée des besoins de l’âme humaine. En ce sens, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est un simple instrument juridique, un moyen technique. Une fois dépouillée de son sens profondément métaphysique, il ne reste que la lettre du texte, qui ne fait qu’exprimer, au fond, une force; force qui ne sert qu’à être opposée aux autres. Weil nous dit : «  La notion de droit est liée à celle de division, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque en soi le procès, la plaidoirie. Le droit ne se soutient que sur le ton de la revendication. »

Il y a donc dans la notion même de droit une insuffisance interne : on n’y voit que ce qui nous est dû, mais jamais ce qui est dû à autrui. Or, si nous attendons des autres un droit, qu’est-il attendu de nous-mêmes? Et qui est même cet autre? L’État? Nos concitoyens? On l’ignore, c’est sans importance. Juridiquement, l’obligation est relative à autrui, car elle naît ordinairement de gré à gré, tandis que le droit est absolu et opposable à tous.

Pour Weil, il faut sortir de ce paradigme juridique : un droit, dans l’absolu, n’est rien. Il ne relève que du domaine des faits. Une obligation morale (devoir), ce qui est dû à autrui, existe toujours pleinement : « Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu’il est au-dessus de ce monde. »

Une telle conception implique que les êtres humains au sein d’une même société ont des obligations mutuelles, des devoirs, desquels naissent enfin les droits. Et ce sont ces devoirs, ce sentiment d’obligation envers l’autre, qui nous rendent pleinement humains. Autrement dit, « un homme qui serait seul dans l’univers n’aurait aucun droit, mais il aurait des obligations ». Robinson Crusoé n’a pas de droits, mais il a des devoirs. Les droits naissent seulement des obligations qui nous sont dues du fait que nous sommes hommes, et, de façon fondamentale, des besoins qui nous rendent humains. Or, de même que l’être humain a des besoins corporels, de même a‑t-il des besoins spirituels.

Parmi ces besoins, qui « s’ordonnent par couples de contraires et doivent se combiner en un équilibre », il y a l’ordre et la liberté, l’obéissance et la responsabilité, l’égalité et la hiérarchie, l’honneur et le châtiment, la sécurité et le risque, la propriété privée et la propriété collective, la vérité et la liberté d’opinion. Ce sont des besoins qui ne peuvent être remplis seulement que dans une collectivité, car un homme ne peut seul les remplir. Et de ceci découle le besoin le plus important de l’âme humaine, à savoir le besoin d’enracinement.  Voilà donc la clé de voûte de la pensée politique et morale de Weil : recentrer l’humain sur sa collectivité, plutôt que sur son individu. La constitution sociale n’est pas juridique, elle est morale, spirituelle. Les droits humains sont incapables de fournir un socle aussi solide au vivre-ensemble. Seuls les devoirs envers l’être humain peuvent le faire.

L’enracinement

Ainsi, si l’individu a certains devoirs envers ses concitoyens, il doit, de la même façon, un certain respect à la collectivité. Or, Weil ne tente pas de hiérarchiser l’individu au-delà de la collectivité ; ni même de placer la collectivité au-delà de l’individu. Au contraire, le respect qui est dû à une collectivité doit être caractérisé par la façon dont elle « nourrit » l’âme de l’être humain : « Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. La nourriture qu’une collectivité fournit à l’âme de ceux qui en sont membres n’a pas d’équivalent dans l’univers entier. [La collectivité] constitue l’unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l’unique organe de transmission par l’intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l’unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l’homme, c’est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération. »

L’être humain, fondamentalement, a besoin d’avoir des racines pour s’épanouir ; la collectivité, des êtres humains enracinés pour perdurer. Cette codépendance entre être humain et collectivité suggère qu’ un certain rapport doit être entretenu entre celui-ci et celle-là. Or, une telle affirmation n’est pas sans difficulté. Qui plus est, elle semble démodée, voire dangereuse. Elle déroge certainement à notre pensée libérale, multiculturelle et individualiste. Mais elle découle d’un constat important que Weil fit alors qu’elle fréquentait les milieux ouvriers : malgré la marche du « progrès social », malgré l’adoucissement des différences entre les classes et les genres, l’être humain n’en est pas moins aliéné. Les réponses économiques, liées à l’administration, au bien-être et à la sécurité, ne sont pas suffisantes pour nourrir l’âme humaine. Pour s’épanouir, l’âme nécessite la rencontre de certains devoirs envers autrui. Elle nécessite un enracinement.

L’enracinement est « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». L’enracinement n’est pas une fixation au passé, il n’est pas stagnant ou figé. C’est tout à la fois un rapport au passé, au futur et au présent.  «  Un être humain, nous dit Weil, a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. » Cette participation naturelle, l’être humain y est porté automatiquement par « le lieu, la naissance, la profession, l’entourage ».  Or, l’enracinement n’est pas un refus du changement. L’enracinement n’est pas une haine de la différence. L’enracinement n’est pas une exclusion de ce qui est extérieur à la collectivité.

Au contraire, les « échanges d’influences » sont pour elle un stimulant. Mais elle présuppose un attachement à, ou peut-on dire à juste titre un enracinement profond envers, un ensemble de « trésors » collectifs.

Au final, le travail intellectuel que fait Simone Weil dans L’Enracinement n’est pas à négliger. Il œuvre à la fois sur le plan des droits et libertés afin d’en montrer leur insuffisance, et sur celui de l’âme humaine, pour mettre en lumière ses besoins fondamentaux. L’une et l’autre de ces réflexions vont de pair : l’âme humaine a besoin de plus que de sa propre individualité. Elle a besoin, pour s’épanouir, de choses que notre monde moderne et nos sociétés décomposées ne semblent plus à même de lui fournir. Elle a besoin de voir au-delà de sa propre individualité, sans tout à fait la négliger. Elle a besoin d’une collectivité où elle pourra s’enraciner, où elle pourra se sentir obligée envers les autres.

S’il faut retenir quelque chose de cette méditation offerte par Weil, c’est que le vivre-ensemble importe plus pour nous que ce que nous le croyons ordinairement. 

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Constant et la liberté des Modernes https://www.delitfrancais.com/2019/02/12/constant-et-la-liberte-des-modernes/ https://www.delitfrancais.com/2019/02/12/constant-et-la-liberte-des-modernes/#respond Tue, 12 Feb 2019 14:42:33 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33312 Qu’est-ce que la liberté politique? Pourquoi s’y intéresser?

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Qu’est-ce que la liberté? D’entrée de jeu, cette question suscite en nous des réponses, sans doute abstraites, voire diffuses, difficilement discernables, pourtant si intuitives. C’est que nous vivons à une époque, comme toute époque, où la réponse à cette question est déjà bien ancrée en nous. Il semble que la liberté signifie pour nous être « en mesure de faire ce que nous souhaitons faire sans en être restreints, tant et aussi longtemps que nos actions n’affectent pas négativement les autres. » Il s’agit d’une conception essentiellement négative de la liberté : elle existe en l’absence d’entraves, de restrictions, elle est comprise en termes de « droits », les nôtres et ceux des autres. Cette conception de la liberté a certainement une valeur. Elle doit être défendue constamment dans nos lois, nos tribunaux et nos actions, sinon dans la plupart de nos propos. Mais elle doit aussi être examinée, soupesée.

De fait, à une autre époque, à l’époque des Grecs ou au temps des Anciens, la liberté avait une tout autre signification : un individu ne naissait pas libre, mais faisait l’acquisition de sa liberté par l’exercice de sa citoyenneté. Il s’agit cette fois-ci d’une conception positive de la liberté : elle existe là où il y a une possibilité d’action, ou, autrement dit, elle présuppose l’activité politique de l’individu au sein de la Cité. L’engagement civique, dans une telle société, est l’achèvement de la vie sociale.

Il semble donc que l’examen de notre conception de la liberté puisse se révéler bénéfique, voire prolifique, pour notre compréhension de l’action politique, de la vie citoyenne, mais aussi, du monde qui nous entoure. Or, cette question s’est articulée de façon sublime dans la pensée de Benjamin Constant, acteur important des années révolutionnaires d’une France en pleine ébullition, qui opposait la liberté des « Anciens » à celle des « Modernes ». Cette opposition pourrait être comprise, d’une certaine façon, comme une opposition entre liberté politique ou vertu politique et libertés civiles.

Constant et la Révolution française

La Révolution française est une expérience marquante pour le développement de la pensée libérale de Constant : elle est à la fois le parachèvement de la liberté politique et la manifestation tyrannique de la démesure révolutionnaire, catastrophique pour les droits et libertés civiles : la République et la Terreur. Comment justifier d’une part l’enfantement d’une Déclaration universelle des droits de l’homme lorsque d’autre part tous ceux qui n’y souscrivent pas sont exécutés? Voilà le paradoxe des révolutionnaires, celui de Robespierre et des autres penseurs qui le précèdent : l’imitation de la vertu politique des Anciens a pu mener au plus terrible des désastres. C’est aussi pour cela, semble-t-il, que Constant cherche à rompre avec les penseurs de son époque qui avaient l’habitude de puiser chez les Anciens pour construire leurs idéaux politiques et sociétaux : il n’est ni possible ni souhaitable d’effectuer un retour à la vertu grecque. Constant croit que la révolution en est une « heureuse », malgré ses excès, si elle permet d’éviter la confusion entre la liberté des Anciens et des Modernes, si elle permet de les distinguer et de les comprendre toutes deux dans leurs bienfaits et méfaits.

La liberté des Anciens et des Modernes

Dans un discours prononcé à l’Athénée de Paris, en 1819, Constant soutint que l’un des résultats de la Révolution fut celui d’un renversement du rapport de l’individu à la société civile, transformation en laquelle il voit une avenue souhaitable. Cela s’incarne selon lui en un changement dans le rapport du citoyen à la liberté : « le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité des jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances.»

C’est là, dans cette grande idée de la pensée de Constant sur la liberté, que nous devrions porter notre intérêt. Car un renversement aussi radical dans l’état social découle nécessairement de conditions humaines très différentes : ces deux types de liberté sont propres à deux mondes politiques différents.

Constant explique que, pour les Anciens, la Cité est intrinsèquement liée à toute vie et à tout bonheur individuel, et l’individualité est sacrifiée au sein de la nation pour remplir son devoir de citoyenneté. La liberté politique, véritable vertu politique, est entièrement contenue dans l’action concertée et dans la délibération, sur la place publique, des enjeux qui concernent l’intérêt collectif.

Toutefois, pour Constant, cela mène aussi à « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. » Les dirigeants sont entièrement dédiés à la chose politique et, selon lui, en souffrent. À titre d’exemple, Thucydide raconte, dans son récit de la guerre du Péloponnèse, qu’au moment où les Athéniens se réfugiaient à l’abri de l’assaut des Spartiates à l’intérieur des murs d’Athènes, Périclès, qui était stratège, mettait au feu sa propre demeure. Conscient de leur stratégie, qui consistait à ravager les demeures et les temples de l’Attique, Périclès craignait toutefois qu’il ne soit exposé à la haine générale si les Spartiates décidaient de ne pas ravager la sienne. Il est difficile d’imaginer, aujourd’hui, au temps des Modernes, un chef d’État brûler sa propre demeure pour éviter la furie de ses concitoyens : pour le meilleur et pour le pire, mais sans doute pour le pire. Qui est encore si préoccupé par le bien commun qu’il en oublie son intérêt individuel?

C’est que, par opposition à la liberté politique des Anciens, les Modernes conçoivent la liberté d’abord et avant tout comme une « jouissance paisible » et garante « d’indépendance privée » : « c’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. »  Plutôt que la guerre et la politique, ce qui préoccupe le Moderne, c’est le commerce, l’enrichissement et la satisfaction de ses désirs dans sa sphère privée, et l’absence de l’intervention de l’État pour lui en priver. Tout un chacun travaille pour gagner sa vie, et veut jouir de ce travail. Pour Constant, la liberté des Modernes est davantage garante de paix et de prospérité, mais surtout, elle permet la participation de chacun à la vie citoyenne, ce qui n’était pas le cas dans la Cité grecque : le loisir des citoyens était le fruit du labeur de leurs esclaves. Ainsi, la liberté des Modernes est celle des droits et libertés civiles, des aspirations libérales que nous connaissons aujourd’hui si bien.

Le système représentatif : garant des libertés civiles

Constant constate donc la modification radicale du rapport à la liberté dans une société Moderne. Mais de ce changement de perspective, conjugué à la transformation de l’état social, découle la nécessité de procéder à un changement de régime politique dans les sociétés occidentales. C’est que la participation directe des citoyens aux délibérations publiques et à la vie politique est nécessairement restreinte dans le contexte des États modernes : les États sont beaucoup plus grands, et le travail, dont chacun jouit les fruits, l’empêche de s’en préoccuper aussi grandement que les Anciens. Alors qu’ils étaient disposés à sentir, avec orgueil « tout ce que valait leur suffrage », les Modernes, eux ne trouvent plus ce « dédommagement » dans l’action politique, « perdus dans la multitude ».

Cela ne signifie pas pour autant qu’ils s’y désintéressent complètement. Or, pour Constant, le système représentatif, associé à une constitutionnalisation des droits et libertés, représente le meilleur régime politique justement parce qu’il permet l’action politique de chacun tout en n’empêchant pas la jouissance de leurs biens matériels, le fruit de leur travail, et de leur indépendance privée, évitant ainsi de reproduire les excès tyranniques de la Terreur. « Le système représentatif n’est autre chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même. » Voilà la défense la plus crédible et sans doute la plus forte d’un système représentatif tel que nous le connaissons aujourd’hui au Québec. Mais il n’est pas sans danger, et surtout, il repose crucialement sur l’idée, très libérale, que le bonheur découle de cette jouissance des biens matériels.

Notre vie citoyenne et les dangers qui la menacent

De fait, sans nécessairement aborder la question du bonheur individuel, il me semble que ce système politique, qui vise d’abord et avant tout le développement économique et l’épanouissement individuel, ait des limites et mène inévitablement à l’oublie de la liberté politique qui est pourtant si indispensable à la protection des libertés civiles. Il n’y a qu’à regarder un peu autour de nous : la chose politique est oubliée, voire dévalorisée. C’est que nous sommes aujourd’hui, je pense, trop éloignés des principes de citoyenneté et de vertu politique qui étaient si chers aux Anciens ; nous sommes trop proches de notre individualité. Nous ne voyons plus en l’action d’hommes et de femmes excellentes un objet d’admiration. Nous sommes indifférents à l’existence de ceux qui nous entourent : qui se lève-t-il encore pour laisser son siège à autrui dans le métro ou le bus? Sommes-nous devenus, tel que le craignait Tocqueville, de lâches citoyens, qui ne cherchent qu’à « remplir régulièrement les petits devoirs domestiques et à être, comme on dit, au Père Lachaise, bon père, bon époux et bon fils »? Sommes-nous bien informés? Sommes-nous même intéressés à ce qui se trame sur la scène publique?

Constant craignait justement que la jouissance privée des libertés civiles mène à l’oublie de l’exercice de la liberté politique et de la chose publique. « Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique. » Il y avait déjà dans ce discours l’essence d’une crainte que Tocqueville, quelques années plus tard, a su exprimer et décomposer avec une finesse inégalée. Car en imaginant et examinant l’individualisme propre aux sociétés démocratiques, il constate très exactement ce que Constat craignait.

Pour lui, le vrai danger d’une jouissance des libertés individuelles et du goût du bien-être matériel est justement l’exaltation de l’individualisme et de l’individu, et qui brise tout lien entre les individus, qui brise même le tissu social. Il croyait que dans une société démocratique, où la liberté politique et la vertu politique sont mises de côté, voire oubliées, l’âme devient plus étroite : notre vie n’est plus qu’une petite sphère où se trouvent nos amis et notre famille. Il le disait d’ailleurs bien mieux que moi : « Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point. » Il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent pas… Cela n’est pas sans rappeler l’image du métro évoquée plus haut.

Pourtant, nos faits et gestes ont des conséquences sur la collectivité, et nos complexités sont partagées et vécues par d’autres. Le sentons-nous encore aujourd’hui? Il me semble que la jouissance du bien-être matériel et de la vie privée nous fait trop souvent oublier que nous vivons en société, qu’il y a de grandes choses à accomplir et qu’il y a de grandes choses qui méritent d’être admirées. L’individualisme mine notre engagement à la vie politique, mais surtout, elle affaiblit l’individu : nos affaires individuelles dépendent grandement, sans que nous ne le réalisions, des affaires de la collectivité et des choix que prend la société. Pis encore : l’individualisme, le confort et l’indifférence permettent à des individus égoïstes de prendre les rênes de l’État. Notre conception de la liberté a une valeur, certes, mais elle comporte aussi le danger qu’elle évacue à même nos institutions l’expression de la vertu politique. Porter notre attention sur cet enjeu nous permet déjà, en partie, de s’attaquer à ce danger.

L’intérêt de cet exercice de réflexion

Somme toute, il semble que pour Constant, l’Ancien est libre sous un rapport public, mais n’a aucune liberté sous un rapport privé, tandis que le Moderne est libre sous un rapport privé, mais sa liberté politique en est la garantie presque illusoire ; sans action politique, sans défense de leur vertu, les libertés civiles ne peuvent être garanties. Il semble que ce soit sur cette garantie presque illusoire qu’il faut exhorter soi-même et les autres à agir — mais il faut d’abord réaliser que nous vivons en société ; il faut d’abord sentir que le bien-être de la collectivité influence directement le nôtre. S’il n’est plus possible de faire revivre les régimes politiques propres à la vertu politique des Anciens, car il faut bien se garder de ne pas tomber dans une vaine nostalgie, encore est-il toujours possible de les admirer, et de vouloir les émuler. Voilà, il me semble, l’intérêt d’examiner notre conception de la liberté et de la comparer avec celle des Anciens. Cet examen nous demande de défendre cette conception que nous nous faisons de la liberté : et il y a là une tâche qui n’est pas simple, mais qui doit être faite si nous souhaitons préserver les vertus de notre société libérale. Car elle ne va pas de soi, contrairement à ce qui est trop souvent cru. Elle nous demande aussi et surtout de la critiquer, d’en voir les défaillances. Cela, à terme, nous mène aussi à nous questionner sur la nature du meilleur régime politique et sur les façons d’assurer la pérennité de la liberté politique et de la conscience sociale dans une société individualiste, où elle est trop souvent oubliée.

De toute façon, l’exercice qui se déploie par une méditation sur la liberté politique présuppose une activité qui est bien différente, paradoxalement, à celle que prévoit l’exercice de cette vertu. Le caractère particulier de l’idée de « Liberté » vient sans doute de sa multiplicité, de son historicité. Or, la liberté du sage, celle de Socrate, Montaigne et Nietzsche, celle de l’arrière-boutique, est bien différente de la liberté politique qu’Aristote décrit dans les Politiques, celle qu’étudient Constant et Tocqueville. Ce n’est pas celle de l’homme d’action, tel Thémistocle, Périclès et Alcibiade, mais celle du libre penseur. Cette liberté intellectuelle, propre à la philosophie, qui cherche à se libérer de l’opinion et du dogme, à comprendre l’homme et son monde, bref, à cultiver la vie de l’esprit, est, elle aussi, soumise perpétuellement aux flots nivelant du confort et de l’indifférence, de la recherche du bien-être et de la sécurité. Cet exercice de réflexion sur la liberté politique, cette exhortation à l’éveil politique et social, cette réalisation qu’il y a, à l’extérieur de notre bulle individuelle, un monde dont on dépend, doit aussi s’accompagner d’une mise en garde quant au caractère contraignant de toute vie en société. Se questionner sur le meilleur régime, c’est aussi remettre en question cette contrainte. Mais il y a là, à mon avis, l’exercice le plus bénéfique pour l’individu, par opposition à la jouissance du bien matériel que Constant met de l’avant. Le vrai danger est et restera toujours, de négliger cette vie au profit de celle de l’action.

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De la Faculté de droit au cabinet https://www.delitfrancais.com/2019/01/22/de-la-faculte-de-droit-au-cabinet/ https://www.delitfrancais.com/2019/01/22/de-la-faculte-de-droit-au-cabinet/#respond Tue, 22 Jan 2019 13:31:43 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32878 D. Lametti devient ministre de la Justice suite au remaniement du gouvernement Trudeau.

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David Lametti, professeur à la Faculté de droit de McGill, accède au ministère de la Justice à la faveur du plus récent remaniement ministériel du gouvernement Trudeau. Il faut dire que la main du premier ministre a été quelque peu forcée suite au départ inattendu de Scott Brison du Conseil du Trésor ; c’est son deuxième remaniement en moins de six mois, à neuf mois des élections. Prof. David Lametti vient remplacer Jody Wilson-Raybould, affectée quant à elle au plus petit ministère des Anciens combattants.

Qui est David Lametti?

Ancien étudiant à la Faculté de droit de McGill, il a entrepris des études juridiques à Yale puis à Oxford avant de revenir à son alma mater pour y enseigner. C’est là qu’il s’est fait reconnaître pour son expertise marquée dans les domaines de la propriété privée et de la propriété intellectuelle.

Reconnu pour sa rigueur et sa grande expérience, il y est professeur pendant près de deux décennies avant de se lancer en politique en 2015, année où il est élu dans la circonscription de LaSalle-Émard-Verdun. Le doyen de la Faculté, Prof. Robert Leckey, n’avait d’ailleurs que de bons mots à lui adresser pour célébrer son nouveau poste au ministère de la Justice, tenant du même coup à rappeler à tout un chacun qu’il détenait toujours son poste de professeur, bien qu’il soit temporairement absent à la Faculté.

Un coup de dé bien calculé

Ce sera donc sur un juriste très expérimenté que Justin Trudeau pourra compter pour s’occuper des dossiers du ministère de la Justice. Mais plus qu’une bonne nomination, c’est un coup stratégique que le premier ministre tente de jouer. À neuf mois des élections, l’addition d’un siège pour le Québec, un neuvième au sein du cabinet ministériel, aidera sans doute à charmer les électeurs·rices québécois·es, auprès desquel·le·s le Parti libéral espère faire des gains pour compenser la grogne qui s’élève dans l’Ouest compte tenu des événements entourant l’achat du pipeline Trans Mountain.

C’est sans parler du fait que les dossiers actuellement importants à la Justice sont particulièrement préoccupants pour plusieurs Québécoises et Québécois, et que le gouvernement Legault nouvellement élu pourrait invoquer la clause dérogatoire pour interdire les signes religieux.

David Lametti hérite donc, outre son poste d’éventuel interlocuteur avec le gouvernement Legault, de dossiers importants, comme par exemple la nouvelle Loi sur le cannabis,  où des ajustements sont encore nécessaires et souhaitables pour plusieurs. On peut aussi noter la taxe sur le carbone, la réforme du droit pénal, ainsi que la loi encadrant l’aide médicale à mourir, qui a fait beaucoup de bruit dans la foulée de l’affaire Audrey Parker, car elle est jugée trop restrictive. Le cas de cette femme touchée par un cancer du cerveau avait fait couler beaucoup d’encre l’automne dernier, alors qu’elle lançait un cri du cœur, protestant qu’elle perdrait la capacité mentale requise pour recevoir l’aide médicale à mourir le moment venu.

David Lametti hérite donc de dossiers importants, comme […] la nouvelle Loi sur le cannabis […] la taxe sur le carbone, la réforme du droit pénal, ainsi que la loi encadrant l’aide médicale à mourir

Il semble donc pertinent de rappeler que le Professeur Lametti avait voté contre le projet de loi en 2016, considérant lui aussi sa procédure comme étant trop restrictive. Sa nomination au ministère de la Justice ouvre donc la porte à, et peut faire espérer, un intérêt renouvelé pour une modification de la loi, ce que sa prédécesseure n’avait pas souhaité faire.

Quelques changements mineurs

Outre la nomination de David Lametti au ministère de la Justice, plu- sieurs autres changements, bien que mineurs, ont été effectués au Conseil des ministres :

- Jody Wilson-Raybould, nouvelle ministre des Anciens combattants, anciennement ministre de la Justice

- Jane Philpott, nouvelle présidente du Conseil du Trésor, anciennement affectée aux Services aux Autochtones

- Bernadette Jordan, nouvelle ministre du Développement économique rural.

- Seamus O’Regan, nouveau ministre des Services aux Autochtones, aupa- ravant ministre des Anciens combattant

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Sur un proverbe bien de chez nous https://www.delitfrancais.com/2018/10/30/sur-un-proverbe-bien-de-chez-nous/ https://www.delitfrancais.com/2018/10/30/sur-un-proverbe-bien-de-chez-nous/#respond Tue, 30 Oct 2018 18:30:23 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32283 Quel est le rapport entre le bien-être matériel et le bonheur?

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Le goût pour le bien-être matériel, voire de l’opulence, est partout aujourd’hui : nous en faisons grand cas sur les bancs d’école, nous l’apprécions considérablement à l’épicerie, nous le voyons sur grand écran, nous l’admirons chez nos héros : ou plutôt, ce goût les remplace ; nous le rencontrons dans tous ses états. Tocqueville disait : « En Amérique, la passion du bien-être matériel n’est pas toujours exclusive, mais elle est générale ; si tous ne l’éprouvent point de la même manière, tous la ressentent. »

L’ambition d’autrefois, celle de la gloire et du pouvoir, est effacée aujourd’hui par celle du bien-être matériel et individuel ; les vertus intellectuelles, morales ou guerrières sont remplacées par de nouvelles vertus : le travail, l’efficacité et l’industrie. C’est que ce système de valeurs, la richesse, est ce qui détermine aujourd’hui le mérite et qui fait l’excellence d’un individu. Cet idéal libéral met de l’avant l’homme qui travaille et qui s’enrichit de son travail — l’entrepreneur de notre époque — et exacerbe notre désir d’en avoir toujours plus. Nous jugeons non pas en fonction du caractère, mais en fonction du salaire ; non pas en fonction de ce qu’autrui est, mais en fonction de ce qu’il fait.

L’argent ne fait pas le bonheur

Peut-être vivons-nous à l’époque où le bien-être matériel est le plus communément accepté comme légitime objet de nos ambitions, de notre bonheur, et curieusement, c’est tout aussi également l’époque où il est le plus inopportun et le plus fâcheux de le reconnaître comme tel, où la grande aisance est la plus méprisée. Combien de fois n’avons-nous pas entendu quelques critiques adressées aux salaires des médecins, au même moment où nous désirons le plus voir nos enfants et nos amis devenir médecins. Voilà notre grande contradiction : nous sommes tous épris de cette passion du bien-être matériel, mais aucun ne veut lui reconnaître quelque importance ou quelque emprise. De là vient un proverbe bien de chez nous : « L’argent ne fait pas le bonheur. » Mais d’où peut bien venir que les uns s’en réclament par vanité et que les autres se le répètent par dépit? D’où vient que nous ajoutions parfois avec une touche d’ironie « mais il y contribue » ou « seul » à sa suite?

D’où peut bien venir que nous associons toujours le temps à l’argent et l’argent au bonheur, à une condition du bonheur? Comme si le bonheur n’était pas une disposition de notre être, mais une affectation temporaire du corps, à une absence temporaire de maux plutôt qu’à une présence continuelle de bien?

D’où peut bien venir que nous associons toujours le temps à l’argent et l’argent au bonheur, à une condition du bonheur?

D’où peut bien venir que nous sommes accoutumés à croire que le bien-être matériel est l’antidote à tous nos maux? Sans doute est-ce à cause de notre croyance matérialiste que l’argent, qui permet de tout acheter, nous amène à penser que l’on peut aussi acheter le bonheur. De fait, c’est que nous croyons qu’avoir une plus grande maison, avoir une plus belle voiture, voyager plus souvent « dans le sud », se payer des loisirs plus dispendieux ou simplement payer pour se sauver du temps, contribuent à notre bonheur, bref, que l’argent élimine nos soucis. Et qui suis-je pour juger que ce n’est pas le cas?

Acheter le bonheur

Pourtant, Montaigne, qui était loin d’être pauvre, était d’un tout autre avis : il pensait que la richesse lui apportait bien plus de soucis que de commodités, bien qu’elle lui permît d’avoir les moyens de ses désirs les plus démesurés : « Tout compté, il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquérir. […] De commodité, j’en tirais peu ou rien : pour avoir plus de moyens de dépense, elle ne m’en pesait pas moins. » De fait, dans son essai Des inégalités entre les hommes, il raconte comment alors qu’il quittait la France pour gagner l’Italie, avec des sacs remplis de pièces d’or pour assurer ses dépenses, il avait grand-peine à rester calme face à l’idée de se les faire dérober : il était complètement absorbé par cette préoccupation. De même, Sénèque, qui était très loin d’avoir une fortune médiocre, disait à cet égard : « Qui dépend des richesses craint pour elles ; or personne ne jouit d’un bien qui l’inquiète. » En vérité, trop souvent vient avec la richesse la crainte de ne pas la conserver ainsi que la préoccupation de l’agrandir. Tocqueville, cet aristocrate d’une opulence éminente, doté d’une grande lucidité face aux enjeux de notre démocratie et de notre être, expliquait le phénomène de la sorte : « Ce qui attache le plus vivement le cœur humain, ce n’est point la possession paisible d’un objet précieux, c’est le désir imparfaitement satisfait de le posséder et la crainte incessante de le perdre. »

Par opposition à nos passions modernes, il me semble que le cas d’Alexandre le Grand, l’homme ancien par excellence, soit intéressant à examiner : il dispensait de ses biens matériels à ses amis, suite à ses conquêtes en Perse, dans une abondance inimaginable. C’est que, dans sa grande vertu, il voyait la richesse non pas comme un instrument pour mesurer son succès, mais plutôt comme un bien qui le gardait lié aux désirs de son bas-ventre : il ne cherchait ni « le plaisir et la richesse, mais la valeur et la gloire »; des biens immatériels. Plutarque disait : « [Le goût du bien-être matériel est] comme un despote exigeant et impitoyable. Il force d’acquérir, et il défend d’user. Il excite le désir, et il interdit la jouissance. »

Mépriser le bien-être matériel

Je ne pense pas qu’il faille, comme Alexandre, mépriser les biens matériels, et s’en débarrasser complètement, d’autant plus que nos nécessités sont différentes des siennes. De fait, je préfère la posture de Montaigne et de Sénèque, qui nous mettent en garde quant aux biens matériels : ils ne veulent pas que nous soyons si occupés par la gestion de nos biens que nous oublions notre liberté ; si préoccupés par notre réussite matérielle et sociale que nous oublions de méditer. De même, à cet homme qui n’avait plus de temps à consacrer à ses études et à ses réflexions depuis qu’il avait hérité de son père, Plutarque répond : « Eh! Malheureux! T’a‑t-il rien laissé qui vaille ce qu’il ta ravi, à savoir le loisir et la liberté? » C’est pourquoi, je crois, Sénèque exhortait Lucilius à se retirer de ses visées politiques, et pourquoi Montaigne nous exhorte à exercer notre jugement en ce qui a trait au goût du bien-être matériel : il ne faut pas être si épris de cette passion que nous oublions tout le reste. « Je n’estime point Arcesilaus le Philosophe moins réformé, pour le savoir usé d’ustensiles d’or et d’argent, selon que la condition de sa fortune le lui permettait : et l’estime mieux, que s’il s’en fût démis, de ce qu’il en usait modérément et libéralement.  », nous disait-il dans ses Essais. Or, nous connaissons tous un Cratès en puissance, ce cynique qui avait jeté toutes ses richesses dans une rivière, et qui, en voulant complètement se débarrasser du bien-être matériel, en était autant préoccupé qu’un autre. Or, il faut reconnaître puis assommer le désir plutôt que le nier. Car si les biens du corps ne sont pas ceux que nous visons, encore faut-il accepter que nous ne vivons pas sans eux. Mais c’est que le bonheur lié au bien-être matériel, le bonheur de la richesse, comme l’appelle Plutarque, est vain : « En quoi consiste le bonheur de la richesse ? C’est qu’il en soit fait montre devant des témoins et des admirateurs : sans quoi elle n’est rien du tout. »

« En quoi consiste le bonheur de la richesse ? C’est qu’il en soit fait montre devant des témoins et des admirateurs : sans quoi elle n’est rien du tout. »

En effet, ce qui me préoccupe véritablement, c’est de savoir ce pour quoi ce proverbe n’est jamais articulé, selon ce que j’en juge, pour les bonnes raisons. Le bien-être matériel ne nous rend pas plus heureux, mais plus confortables, et même excite en nous des désirs qui outrepassent nos besoins. Antiphon, qui reprochait à Socrate de ne pas faire payer ses leçons et de mener une vie misérable, avait d’ailleurs mérité une réponse tout à fait fascinante : « Tu sembles croire, Antiphon, que le bonheur consiste dans le luxe et la magnificence ; moi, je pense que c’est le propre de la divinité de n’avoir aucun besoin, que, moins on a de besoins, plus on se rapproche d’elle. »

Un appel à la frugalité ?

Alors que plusieurs voient dans ce proverbe bien de chez nous un certain appel à la frugalité, ou encore à une certaine modération de l’avarice – comme si tout se rapportait et devait se rapporter à cette idée du bien-être matériel –, à moi il m’évoque immédiatement ces sages paroles de Sénèque : « Qu’une âme malade soit placée dans la richesse ou dans la pauvreté n’a aucune importance : son mal la suit. »

Cela, vraisemblablement, nous mène à une question des plus importantes : où faut-il chercher le bonheur, si le bien-être matériel semble insuffisant pour nous y mener, et si le mal suit même le riche? En tout cas, Plutarque, me semble-t-il, offre une réponse des plus éloquentes à cette question : « Ce serait au mieux, s’il fallait que le bonheur s’achetât comme marchandise à vendre. Et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux vivre au sein de la richesse en étant malheureux, que s’assurer la félicité en donnant de leur argent. Ce n’est pas quelque chose qui s’achète, que le calme de l’esprit, la générosité des sentiments, la constance, la fermeté, le secret de se suffire à soi-même. »

Voilà une idée qui semble disparue aujourd’hui : le bonheur, ce n’est pas quelque chose qui s’achète, mais c’est quelque chose propre à l’âme et qui vient avec le « calme de l’esprit, la générosité des sentiments, la constance, la fermeté, le secret de suffire à soi-même. » Qui peut prétendre aujourd’hui pouvoir se suffire soi-même? À l’époque du self-made-(wo)man, il semble que la réponse attendue soit : tout un chacun. Et pourtant, il me semble que ce n’est pas la bonne réponse, parce qu’elle fait abstraction de ce savoir dont nous avons besoin lorsque nous dînons seuls : le contentement de soi. À cet égard, Montaigne, dans son essai De la solitude, rejoint tout à fait Plutarque: « La plus grande chose du monde c’est de savoir être à soi. »

Ce savoir, « savoir être à soi-même  », il ne nécessite pas un détachement complet de la vie active, mais plutôt à ne pas être si attaché aux biens matériels et sociaux que nous oublions tout le reste ; ce n’est pas une vie solitaire à proprement parler à laquelle il nous incite, mais à une vie plus détachée des préoccupations domestiques, professionnelles, citoyennes, et des préoccupations liées à «l’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur et la concupiscence», ces maux qui tiennent notre âme. C’est la vie qui nous mène à être capable de bien vivre avec nous-mêmes, de se plaire en notre propre compagnie, c’est celle qui nous apprend à nous parler à nous-mêmes, ou encore celle qui nous permet d’apprécier les biens les plus grands, c’est celle qui nous libère de la coutume et nous contente partout où nous sommes. C’est celle qui cherche non pas la gloire ou la richesse par le travail, comme la vertu politique d’une part et la vertu libérale d’autre part nous enseignent à le faire, mais la vertu suprême, et le bonheur, par le contentement de l’âme. Mais ce savoir présuppose une activité qui est différente de celle à laquelle nous sommes habitués, ou du moins, une certaine oisiveté : « Cettui-ci tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir après minuit d’une étude, penses-tu qu’il cherche, parmi les livres, comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouvelle. […] Qui ne contrechange volontiers la santé, le repos, et la vie, à la réputation et à la gloire? La plus inutile, vaine et fausse monnaie, qui soit en notre usage. »

Cultiver notre arrière-boutique

Voilà ce pour quoi Montaigne critique aussi fortement Cicéron, Pline, mais aussi ces hommes qui perdent la santé par leur labeur ; ils mettent tout leur effort à être riches ou reconnus, plutôt qu’à chercher ce bien de l’âme, qui les rendrait véritablement heureux. C’est là où réside mon problème avec l’entrepreneur moderne : il lui faut quelques fois, parfois, souvent, sacrifier son loisir et sa santé en vue de ses biens matériels, et il néglige cette « arrière-boutique » dont nous parle Montaigne : « Il se faut réserver une arrière-boutique, toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté et principale retraite et solitude. »

Car c’est dans cette arrière-boutique, me semble-t-il, que nous trouvons le véritable bonheur, le seul qui ne dépend pas de ce qui nous est extérieur, et qui permet à tous, le pauvre comme le riche, de bien vivre. C’est ce savoir, cette connaissance de soi, et cette discussion avec soi dont Socrate nous fait montre, alors qu’il est en route pour le Banquet : « Chemin faisant, Socrate, l’esprit en quelque sorte concentré en lui-même, avançait en se laissant distancer. »

L’habitude de Socrate de se retirer en lui-même pour réfléchir en laissant ses convives paître parce qu’ils sont moins intéressants que le dialogue qu’il a avec lui-même, voilà l’arrière-boutique que tous devraient aspirer à avoir. Or, il me semble qu’une seule phrase du Banquet de Platon nous en dit plus sur la façon de bien vivre avec nous-mêmes, de bien vivre point, qu’une myriade de nos préoccupations modernes ; qu’un amalgame de textos insignifiants et de séries Netflix. Ce sont certes des divertissements agréables, mais notre grand mal aujourd’hui ne serait-il pas de n’avoir pour loisir que du divertissement, qui ne nous laisse rien à nous offrir ? Voilà l’intérêt de la réflexion sur soi, sur notre être. Et comment mieux l’alimenter qu’en trouvant en la lecture un miroir où se regarder ?

C’est pourquoi il n’est pas surprenant de lire, dans Les Mémorables de Xénophon, le commentaire qu’il fait quant au bonheur de Socrate : lui se plaisait à partager avec ses amis la sagesse des livres des présocratiques, de discuter sur soi avec des amis vertueux et intéressés, et cela faisait son bonheur : « Pour moi, quand je l’entendais parler ainsi, je pensais qu’il était réellement heureux.  » En vérité, le contentement de soi et la connaissance de soi, ces biens qui présupposent une arrière-boutique bien garnie, ils ont l’avantage, sur le bonheur de la richesse, de construire en nous-mêmes plutôt qu’à l’extérieur de nous, là où ils sont soumis aux aléas de la fortune et aux hommes divers et ondoyants. Aujourd’hui plus que jamais, nous aurions intérêt à prendre soin de notre arrière-boutique. Voilà pourquoi ce proverbe bien de chez nous, «  L’argent ne fait pas le bonheur », est si puissant et si vrai, et non pas pour les raisons que nous aurions pu initialement soupçonner. S’en suit pourtant un constat bien déprimant, constat qu’Allan Bloom nous partage avec désolation dans L’amour et l’amitié: « Nous vivons dans un pays où la lecture solitaire, avec le loisir et le calme qu’elle exige, a presque disparu. »

… Aujourd’hui plus que jamais, nous aurions intérêt à prendre soin de notre arrière-boutique.

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