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Simone Weil en toute intempestivité

Peut-on penser librement les droits et libertés ?

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Ce dont il s’agit, c’est l’unité originaire et la structure immanente de l’être-en-relation d’un homme qui est, d’une certaine façon, enchaîné dans un corps et qui, de ce fait, a une façon propre d’être lié à l’étant au milieu duquel il se trouve.

Martin Heidegger

L’empire du droit, ce désir pervers qui ferait du droit le seul régulateur de la vie sociale, c’est-à-dire que tout rapport entre le collectif et l’individu soit régi par les droits de l’homme, cette volonté que toute chose soit élevée à une valeur juridique, est une dérive possible de la pensée libérale, par opposition à une conséquence nécessaire de son articulation. Néanmoins, elle n’en est pas pour le moins présente insidieusement dans nos discours. Notre parler est juridique. On parle souvent de la constitutionnalisation d’un droit à un environnement sain, de la constitutionnalisation de l’accès aux soins de santé, de la constitutionnalisation de ceci et de cela : c’est une politisation des droits fondamentaux, ou la judiciarisation de la politique. Ceci dit, les mots ne parlent pas pour ne rien dire ; cette volonté n’est pas sans conséquence pour notre démocratie : elle met énormément de pouvoir dans les mains du juge.

Toutefois, il ne s’agit pas ici d’enquêter sur les mérites ou le bien-fondé de cet empire du droit sur notre vie et notre pensée politiques, ni même sur les droits et libertés en eux-mêmes. Plutôt, il s’agit de faire l’exercice de les penser à l’extérieur du cadre qu’ils imposent (leur « autorité spirituelle », nous dit Manent) pour mieux en apprécier les bienfaits et mieux en cerner les dérives possibles. Car il me semble que le constat de cet empire en appelle à une question des plus importantes  : peut-on penser librement les droits et libertés ? Autrement dit, peut-on encore réfléchir sur la place que doivent prendre les droits fondamentaux dans nos sociétés démocratiques ? Aurions-nous peur, comme le disait Pierre Manent, « de ce que nous pourrions faire si nous n’étions pas sous tutelle  »? Simone Weil est une philosophe qui nous permet de repenser la tradition philosophique des droits humains en nous offrant une réflexion sur la nature sociale et profondément digne de l’être humain.

L’insuffisance des droits et libertés 

Pour Simone Weil, l’erreur des penseurs des Lumières et des révolutionnaires français aura été d’ancrer dans un matérialisme et un individualisme une philosophie consacrée au bien-être et à la sécurité de l’être humain, mais entièrement déconnectée des besoins de l’âme humaine. En ce sens, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est un simple instrument juridique, un moyen technique. Une fois dépouillée de son sens profondément métaphysique, il ne reste que la lettre du texte, qui ne fait qu’exprimer, au fond, une force ; force qui ne sert qu’à être opposée aux autres. Weil nous dit : «  La notion de droit est liée à celle de division, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque en soi le procès, la plaidoirie. Le droit ne se soutient que sur le ton de la revendication. » 

Il y a donc dans la notion même de droit une insuffisance interne : on n’y voit que ce qui nous est dû, mais jamais ce qui est dû à autrui. Or, si nous attendons des autres un droit, qu’est-il attendu de nous-mêmes ? Et qui est même cet autre ? L’État ? Nos concitoyens ? On l’ignore, c’est sans importance. Juridiquement, l’obligation est relative à autrui, car elle naît ordinairement de gré à gré, tandis que le droit est absolu et opposable à tous. 

Pour Weil, il faut sortir de ce paradigme juridique : un droit, dans l’absolu, n’est rien. Il ne relève que du domaine des faits. Une obligation morale (devoir), ce qui est dû à autrui, existe toujours pleinement : « Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu’il est au-dessus de ce monde. »

Une telle conception implique que les êtres humains au sein d’une même société ont des obligations mutuelles, des devoirs, desquels naissent enfin les droits. Et ce sont ces devoirs, ce sentiment d’obligation envers l’autre, qui nous rendent pleinement humains. Autrement dit, « un homme qui serait seul dans l’univers n’aurait aucun droit, mais il aurait des obligations ». Robinson Crusoé n’a pas de droits, mais il a des devoirs. Les droits naissent seulement des obligations qui nous sont dues du fait que nous sommes hommes, et, de façon fondamentale, des besoins qui nous rendent humains. Or, de même que l’être humain a des besoins corporels, de même a‑t-il des besoins spirituels. 

Parmi ces besoins, qui « s’ordonnent par couples de contraires et doivent se combiner en un équilibre », il y a l’ordre et la liberté, l’obéissance et la responsabilité, l’égalité et la hiérarchie, l’honneur et le châtiment, la sécurité et le risque, la propriété privée et la propriété collective, la vérité et la liberté d’opinion. Ce sont des besoins qui ne peuvent être remplis seulement que dans une collectivité, car un homme ne peut seul les remplir. Et de ceci découle le besoin le plus important de l’âme humaine, à savoir le besoin d’enracinement.  Voilà donc la clé de voûte de la pensée politique et morale de Weil : recentrer l’humain sur sa collectivité, plutôt que sur son individu. La constitution sociale n’est pas juridique, elle est morale, spirituelle. Les droits humains sont incapables de fournir un socle aussi solide au vivre-ensemble. Seuls les devoirs envers l’être humain peuvent le faire.

L’enracinement

Ainsi, si l’individu a certains devoirs envers ses concitoyens, il doit, de la même façon, un certain respect à la collectivité. Or, Weil ne tente pas de hiérarchiser l’individu au-delà de la collectivité ; ni même de placer la collectivité au-delà de l’individu. Au contraire, le respect qui est dû à une collectivité doit être caractérisé par la façon dont elle « nourrit » l’âme de l’être humain : « Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. La nourriture qu’une collectivité fournit à l’âme de ceux qui en sont membres n’a pas d’équivalent dans l’univers entier. [La collectivité] constitue l’unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l’unique organe de transmission par l’intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l’unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l’homme, c’est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération. » 

L’être humain, fondamentalement, a besoin d’avoir des racines pour s’épanouir ; la collectivité, des êtres humains enracinés pour perdurer. Cette codépendance entre être humain et collectivité suggère qu’ un certain rapport doit être entretenu entre celui-ci et celle-là. Or, une telle affirmation n’est pas sans difficulté. Qui plus est, elle semble démodée, voire dangereuse. Elle déroge certainement à notre pensée libérale, multiculturelle et individualiste. Mais elle découle d’un constat important que Weil fit alors qu’elle fréquentait les milieux ouvriers : malgré la marche du « progrès social », malgré l’adoucissement des différences entre les classes et les genres, l’être humain n’en est pas moins aliéné. Les réponses économiques, liées à l’administration, au bien-être et à la sécurité, ne sont pas suffisantes pour nourrir l’âme humaine. Pour s’épanouir, l’âme nécessite la rencontre de certains devoirs envers autrui. Elle nécessite un enracinement. 

L’enracinement est « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». L’enracinement n’est pas une fixation au passé, il n’est pas stagnant ou figé. C’est tout à la fois un rapport au passé, au futur et au présent.  «  Un être humain, nous dit Weil, a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. » Cette participation naturelle, l’être humain y est porté automatiquement par « le lieu, la naissance, la profession, l’entourage ».  Or, l’enracinement n’est pas un refus du changement. L’enracinement n’est pas une haine de la différence. L’enracinement n’est pas une exclusion de ce qui est extérieur à la collectivité. 

Au contraire, les « échanges d’influences » sont pour elle un stimulant. Mais elle présuppose un attachement à, ou peut-on dire à juste titre un enracinement profond envers, un ensemble de « trésors » collectifs. 

Au final, le travail intellectuel que fait Simone Weil dans L’Enracinement n’est pas à négliger. Il œuvre à la fois sur le plan des droits et libertés afin d’en montrer leur insuffisance, et sur celui de l’âme humaine, pour mettre en lumière ses besoins fondamentaux. L’une et l’autre de ces réflexions vont de pair : l’âme humaine a besoin de plus que de sa propre individualité. Elle a besoin, pour s’épanouir, de choses que notre monde moderne et nos sociétés décomposées ne semblent plus à même de lui fournir. Elle a besoin de voir au-delà de sa propre individualité, sans tout à fait la négliger. Elle a besoin d’une collectivité où elle pourra s’enraciner, où elle pourra se sentir obligée envers les autres. 

S’il faut retenir quelque chose de cette méditation offerte par Weil, c’est que le vivre-ensemble importe plus pour nous que ce que nous le croyons ordinairement. 


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