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Constant et la liberté des Modernes

Qu’est-ce que la liberté politique ? Pourquoi s’y intéresser ?

Prune Engérant | Le Délit

Qu’est-ce que la liberté ? D’entrée de jeu, cette question suscite en nous des réponses, sans doute abstraites, voire diffuses, difficilement discernables, pourtant si intuitives. C’est que nous vivons à une époque, comme toute époque, où la réponse à cette question est déjà bien ancrée en nous. Il semble que la liberté signifie pour nous être « en mesure de faire ce que nous souhaitons faire sans en être restreints, tant et aussi longtemps que nos actions n’affectent pas négativement les autres. » Il s’agit d’une conception essentiellement négative de la liberté : elle existe en l’absence d’entraves, de restrictions, elle est comprise en termes de « droits », les nôtres et ceux des autres. Cette conception de la liberté a certainement une valeur. Elle doit être défendue constamment dans nos lois, nos tribunaux et nos actions, sinon dans la plupart de nos propos. Mais elle doit aussi être examinée, soupesée.

De fait, à une autre époque, à l’époque des Grecs ou au temps des Anciens, la liberté avait une tout autre signification : un individu ne naissait pas libre, mais faisait l’acquisition de sa liberté par l’exercice de sa citoyenneté. Il s’agit cette fois-ci d’une conception positive de la liberté : elle existe là où il y a une possibilité d’action, ou, autrement dit, elle présuppose l’activité politique de l’individu au sein de la Cité. L’engagement civique, dans une telle société, est l’achèvement de la vie sociale. 

Il semble donc que l’examen de notre conception de la liberté puisse se révéler bénéfique, voire prolifique, pour notre compréhension de l’action politique, de la vie citoyenne, mais aussi, du monde qui nous entoure. Or, cette question s’est articulée de façon sublime dans la pensée de Benjamin Constant, acteur important des années révolutionnaires d’une France en pleine ébullition, qui opposait la liberté des « Anciens » à celle des « Modernes ». Cette opposition pourrait être comprise, d’une certaine façon, comme une opposition entre liberté politique ou vertu politique et libertés civiles.

Constant et la Révolution française

La Révolution française est une expérience marquante pour le développement de la pensée libérale de Constant : elle est à la fois le parachèvement de la liberté politique et la manifestation tyrannique de la démesure révolutionnaire, catastrophique pour les droits et libertés civiles : la République et la Terreur. Comment justifier d’une part l’enfantement d’une Déclaration universelle des droits de l’homme lorsque d’autre part tous ceux qui n’y souscrivent pas sont exécutés ? Voilà le paradoxe des révolutionnaires, celui de Robespierre et des autres penseurs qui le précèdent : l’imitation de la vertu politique des Anciens a pu mener au plus terrible des désastres. C’est aussi pour cela, semble-t-il, que Constant cherche à rompre avec les penseurs de son époque qui avaient l’habitude de puiser chez les Anciens pour construire leurs idéaux politiques et sociétaux : il n’est ni possible ni souhaitable d’effectuer un retour à la vertu grecque. Constant croit que la révolution en est une « heureuse », malgré ses excès, si elle permet d’éviter la confusion entre la liberté des Anciens et des Modernes, si elle permet de les distinguer et de les comprendre toutes deux dans leurs bienfaits et méfaits. 

La liberté des Anciens et des Modernes

Dans un discours prononcé à l’Athénée de Paris, en 1819, Constant soutint que l’un des résultats de la Révolution fut celui d’un renversement du rapport de l’individu à la société civile, transformation en laquelle il voit une avenue souhaitable. Cela s’incarne selon lui en un changement dans le rapport du citoyen à la liberté : « le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité des jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »

C’est là, dans cette grande idée de la pensée de Constant sur la liberté, que nous devrions porter notre intérêt. Car un renversement aussi radical dans l’état social découle nécessairement de conditions humaines très différentes : ces deux types de liberté sont propres à deux mondes politiques différents.

Constant explique que, pour les Anciens, la Cité est intrinsèquement liée à toute vie et à tout bonheur individuel, et l’individualité est sacrifiée au sein de la nation pour remplir son devoir de citoyenneté. La liberté politique, véritable vertu politique, est entièrement contenue dans l’action concertée et dans la délibération, sur la place publique, des enjeux qui concernent l’intérêt collectif.

Toutefois, pour Constant, cela mène aussi à « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. » Les dirigeants sont entièrement dédiés à la chose politique et, selon lui, en souffrent. À titre d’exemple, Thucydide raconte, dans son récit de la guerre du Péloponnèse, qu’au moment où les Athéniens se réfugiaient à l’abri de l’assaut des Spartiates à l’intérieur des murs d’Athènes, Périclès, qui était stratège, mettait au feu sa propre demeure. Conscient de leur stratégie, qui consistait à ravager les demeures et les temples de l’Attique, Périclès craignait toutefois qu’il ne soit exposé à la haine générale si les Spartiates décidaient de ne pas ravager la sienne. Il est difficile d’imaginer, aujourd’hui, au temps des Modernes, un chef d’État brûler sa propre demeure pour éviter la furie de ses concitoyens : pour le meilleur et pour le pire, mais sans doute pour le pire. Qui est encore si préoccupé par le bien commun qu’il en oublie son intérêt individuel ?

C’est que, par opposition à la liberté politique des Anciens, les Modernes conçoivent la liberté d’abord et avant tout comme une « jouissance paisible » et garante « d’indépendance privée » : « c’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. »  Plutôt que la guerre et la politique, ce qui préoccupe le Moderne, c’est le commerce, l’enrichissement et la satisfaction de ses désirs dans sa sphère privée, et l’absence de l’intervention de l’État pour lui en priver. Tout un chacun travaille pour gagner sa vie, et veut jouir de ce travail. Pour Constant, la liberté des Modernes est davantage garante de paix et de prospérité, mais surtout, elle permet la participation de chacun à la vie citoyenne, ce qui n’était pas le cas dans la Cité grecque : le loisir des citoyens était le fruit du labeur de leurs esclaves. Ainsi, la liberté des Modernes est celle des droits et libertés civiles, des aspirations libérales que nous connaissons aujourd’hui si bien.

Le système représentatif : garant des libertés civiles 

Constant constate donc la modification radicale du rapport à la liberté dans une société Moderne. Mais de ce changement de perspective, conjugué à la transformation de l’état social, découle la nécessité de procéder à un changement de régime politique dans les sociétés occidentales. C’est que la participation directe des citoyens aux délibérations publiques et à la vie politique est nécessairement restreinte dans le contexte des États modernes : les États sont beaucoup plus grands, et le travail, dont chacun jouit les fruits, l’empêche de s’en préoccuper aussi grandement que les Anciens. Alors qu’ils étaient disposés à sentir, avec orgueil « tout ce que valait leur suffrage », les Modernes, eux ne trouvent plus ce « dédommagement » dans l’action politique, « perdus dans la multitude ».

Cela ne signifie pas pour autant qu’ils s’y désintéressent complètement. Or, pour Constant, le système représentatif, associé à une constitutionnalisation des droits et libertés, représente le meilleur régime politique justement parce qu’il permet l’action politique de chacun tout en n’empêchant pas la jouissance de leurs biens matériels, le fruit de leur travail, et de leur indépendance privée, évitant ainsi de reproduire les excès tyranniques de la Terreur. « Le système représentatif n’est autre chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même. » Voilà la défense la plus crédible et sans doute la plus forte d’un système représentatif tel que nous le connaissons aujourd’hui au Québec. Mais il n’est pas sans danger, et surtout, il repose crucialement sur l’idée, très libérale, que le bonheur découle de cette jouissance des biens matériels.

Notre vie citoyenne et les dangers qui la menacent

De fait, sans nécessairement aborder la question du bonheur individuel, il me semble que ce système politique, qui vise d’abord et avant tout le développement économique et l’épanouissement individuel, ait des limites et mène inévitablement à l’oublie de la liberté politique qui est pourtant si indispensable à la protection des libertés civiles. Il n’y a qu’à regarder un peu autour de nous : la chose politique est oubliée, voire dévalorisée. C’est que nous sommes aujourd’hui, je pense, trop éloignés des principes de citoyenneté et de vertu politique qui étaient si chers aux Anciens ; nous sommes trop proches de notre individualité. Nous ne voyons plus en l’action d’hommes et de femmes excellentes un objet d’admiration. Nous sommes indifférents à l’existence de ceux qui nous entourent : qui se lève-t-il encore pour laisser son siège à autrui dans le métro ou le bus ? Sommes-nous devenus, tel que le craignait Tocqueville, de lâches citoyens, qui ne cherchent qu’à « remplir régulièrement les petits devoirs domestiques et à être, comme on dit, au Père Lachaise, bon père, bon époux et bon fils » ? Sommes-nous bien informés ? Sommes-nous même intéressés à ce qui se trame sur la scène publique ?

Constant craignait justement que la jouissance privée des libertés civiles mène à l’oublie de l’exercice de la liberté politique et de la chose publique. « Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique. » Il y avait déjà dans ce discours l’essence d’une crainte que Tocqueville, quelques années plus tard, a su exprimer et décomposer avec une finesse inégalée. Car en imaginant et examinant l’individualisme propre aux sociétés démocratiques, il constate très exactement ce que Constat craignait.

Pour lui, le vrai danger d’une jouissance des libertés individuelles et du goût du bien-être matériel est justement l’exaltation de l’individualisme et de l’individu, et qui brise tout lien entre les individus, qui brise même le tissu social. Il croyait que dans une société démocratique, où la liberté politique et la vertu politique sont mises de côté, voire oubliées, l’âme devient plus étroite : notre vie n’est plus qu’une petite sphère où se trouvent nos amis et notre famille. Il le disait d’ailleurs bien mieux que moi : « Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point. » Il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent pas… Cela n’est pas sans rappeler l’image du métro évoquée plus haut.

Pourtant, nos faits et gestes ont des conséquences sur la collectivité, et nos complexités sont partagées et vécues par d’autres. Le sentons-nous encore aujourd’hui ? Il me semble que la jouissance du bien-être matériel et de la vie privée nous fait trop souvent oublier que nous vivons en société, qu’il y a de grandes choses à accomplir et qu’il y a de grandes choses qui méritent d’être admirées. L’individualisme mine notre engagement à la vie politique, mais surtout, elle affaiblit l’individu : nos affaires individuelles dépendent grandement, sans que nous ne le réalisions, des affaires de la collectivité et des choix que prend la société. Pis encore : l’individualisme, le confort et l’indifférence permettent à des individus égoïstes de prendre les rênes de l’État. Notre conception de la liberté a une valeur, certes, mais elle comporte aussi le danger qu’elle évacue à même nos institutions l’expression de la vertu politique. Porter notre attention sur cet enjeu nous permet déjà, en partie, de s’attaquer à ce danger.

L’intérêt de cet exercice de réflexion

Somme toute, il semble que pour Constant, l’Ancien est libre sous un rapport public, mais n’a aucune liberté sous un rapport privé, tandis que le Moderne est libre sous un rapport privé, mais sa liberté politique en est la garantie presque illusoire ; sans action politique, sans défense de leur vertu, les libertés civiles ne peuvent être garanties. Il semble que ce soit sur cette garantie presque illusoire qu’il faut exhorter soi-même et les autres à agir — mais il faut d’abord réaliser que nous vivons en société ; il faut d’abord sentir que le bien-être de la collectivité influence directement le nôtre. S’il n’est plus possible de faire revivre les régimes politiques propres à la vertu politique des Anciens, car il faut bien se garder de ne pas tomber dans une vaine nostalgie, encore est-il toujours possible de les admirer, et de vouloir les émuler. Voilà, il me semble, l’intérêt d’examiner notre conception de la liberté et de la comparer avec celle des Anciens. Cet examen nous demande de défendre cette conception que nous nous faisons de la liberté : et il y a là une tâche qui n’est pas simple, mais qui doit être faite si nous souhaitons préserver les vertus de notre société libérale. Car elle ne va pas de soi, contrairement à ce qui est trop souvent cru. Elle nous demande aussi et surtout de la critiquer, d’en voir les défaillances. Cela, à terme, nous mène aussi à nous questionner sur la nature du meilleur régime politique et sur les façons d’assurer la pérennité de la liberté politique et de la conscience sociale dans une société individualiste, où elle est trop souvent oubliée. 

De toute façon, l’exercice qui se déploie par une méditation sur la liberté politique présuppose une activité qui est bien différente, paradoxalement, à celle que prévoit l’exercice de cette vertu. Le caractère particulier de l’idée de « Liberté » vient sans doute de sa multiplicité, de son historicité. Or, la liberté du sage, celle de Socrate, Montaigne et Nietzsche, celle de l’arrière-boutique, est bien différente de la liberté politique qu’Aristote décrit dans les Politiques, celle qu’étudient Constant et Tocqueville. Ce n’est pas celle de l’homme d’action, tel Thémistocle, Périclès et Alcibiade, mais celle du libre penseur. Cette liberté intellectuelle, propre à la philosophie, qui cherche à se libérer de l’opinion et du dogme, à comprendre l’homme et son monde, bref, à cultiver la vie de l’esprit, est, elle aussi, soumise perpétuellement aux flots nivelant du confort et de l’indifférence, de la recherche du bien-être et de la sécurité. Cet exercice de réflexion sur la liberté politique, cette exhortation à l’éveil politique et social, cette réalisation qu’il y a, à l’extérieur de notre bulle individuelle, un monde dont on dépend, doit aussi s’accompagner d’une mise en garde quant au caractère contraignant de toute vie en société. Se questionner sur le meilleur régime, c’est aussi remettre en question cette contrainte. Mais il y a là, à mon avis, l’exercice le plus bénéfique pour l’individu, par opposition à la jouissance du bien matériel que Constant met de l’avant. Le vrai danger est et restera toujours, de négliger cette vie au profit de celle de l’action.


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