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2025 : le brouhaha du matcha

Comprendre la frénésie mondiale autour cette boisson.

Toscane Ralaimongo | Le Délit

Difficile de passer à côté de la boisson tendance du moment : le matcha. De Montréal à Téhéran, en passant par Hambourg et Nashville, ce thé à la couleur verte prononcée captive les jeunes plus que jamais. Inondant autant les rues que les réseaux sociaux, sa popularité frénétique l’a élevé au-delà de la simple boisson – c’est devenu la nouvelle coqueluche de notre génération. En conséquence, tous les commerces veulent saisir l’opportunité et prendre leur part du gâteau. Cette popularité est pourtant très récente : avant son ascension fulgurante, la boisson était avant tout associée aux cérémonies de thé japonaises. Alors que la demande pour ce nouvel « or vert » ne fait qu’augmenter, l’industrie japonaise peine à y répondre. 

Une histoire de tradition

Il y a encore dix ans, le matcha incarnait l’antithèse de la jeunesse numérique ultra connectée qu’elle reflète aujourd’hui. Omniprésent dans les cérémonies de thé japonaises, il était ancré dans un rituel méditatif inspiré de la philosophie zen et pratiqué depuis le 15e siècle. « Quand on parlait de matcha auparavant au Japon, les gens associaient ce mot à la cérémonie du thé, à la discipline et à quelque chose qui prenait beaucoup de temps (tldr) », explique Reina Sakao, fondatrice de la boutique Sakao Japanese Tea, qui offre une sélection de thés japonais.

Même s’il existe aujourd’hui des variations informelles, la cérémonie de thé traditionnelle représente un art millimétré. Ce rituel dure trois à quatre heures et va bien au-delà de la simple consommation d’un thé, incluant notamment un repas, un arrangement soigné de charbon et une composition florale. « En général, la cérémonie a lieu au moins une fois par saison », me dit Mme Sakao. « Le but, c’est d’apprécier chaque cycle, d’apprécier le moment présent ».

Lors de ces cérémonies, deux variétés de thé sont utilisées : l’usucha et le koicha. Le premier est plus fin, moins cher et peut être utilisé au quotidien. Le koicha, quant à lui, est un thé plus épais aux notes plus corsées et riches. D’une qualité supérieure et assorti d’un prix plus élevé, le koicha est réservé pour des occasions spéciales. 

« Quand on parlait de matcha auparavant au Japon, les gens associaient ce mot à la cérémonie du thé, à la discipline et à quelque chose qui prenait beaucoup de temps » 

Reina Sakao, fondatrice de la boutique Sakao Japanese Tea

Malheureusement, cette distinction se perd une fois le matcha exporté dans les marchés étrangers, où il est souvent vendu en deux catégories : cérémonial ou culinaire. D’après Mme Sakao, la différence est liée au temps de récolte : « Normalement, les premières feuilles sont plus tendres, plus vertes, avec plus d’umami et une valeur nutritive plus élevée », et ce sont elles qui se boivent de préférence. Le matcha de qualité culinaire, plus amer et apte à la cuisson, viendrait plutôt de la deuxième récolte. 

Identité en transformation 

Dans Le Livre du thé, Okakura Kakuzō, un intellectuel japonais, décrit le thé comme « une religion de l’art de la vie ». On se demande bien si cette philosophie traverse l’esprit des jeunes personnes en attendant leur matcha à Starbucks. Ces temps-ci, on soulignerait plutôt ses qualités énergisantes : puisque le matcha est moulu et consommé entièrement dans le liquide, cela fait de lui une boisson bien plus concentrée en nutriments, notamment en caféine. Le matcha a également des bénéfices pour la santé : antioxydants, anti-inflammatoires, L‑théanine (un acide aminé aux effets apaisants sur le cerveau), et autres. 

Noyée dans le sucre 

À Montréal, une hausse de demande a conduit à une vraie démocratisation du matcha. Les établissements spécialisés dans le matcha poussent comme des champignons autour de la ville, ainsi que, dans les cafés classiques, il est devenu incontournable. « C’est une boisson très demandée », me dit Ibrahim, barista chez Café Nocturne. « Comparé même à un latte ou à l’espresso, le matcha est probablement tout aussi populaire. » Une remarque surprenante, sachant qu’il y a seulement cinq ans, il était encore difficile de se procurer cette boisson.

Au Café Nocturne, comme dans la plupart des cafés typiques de la ville, le matcha est exclusivement disponible en latte. Servi avec du lait et un sirop sucré, il reste un choix de boisson très accessible, selon Ibrahim. « Je pense qu’il pourrait y avoir un lien avec le fait que le café soit trop amer, alors que le matcha, avec un sirop de vanille, a un goût juste assez subtil », explique le barista. 

L’augmentation du prix 

Au Japon, la production artisanale du matcha ne lui permet pas de répondre entièrement à la demande croissante. En tenant compte d’autres facteurs, tels qu’une population vieillissante – l’âge moyen des fermiers étant de 69 ans –, une monnaie en pleine dévaluation et des conditions climatiques défavorables à la production, le marché du matcha subit de fortes contraintes. La conséquence directe est une augmentation record du prix du matcha : lors de la première vente aux enchères à Kyoto cette année, le prix d’un kilogramme de matcha a enregistré une hausse de 70 % par rapport à l’année précédente.

Pour les commerces, ce succès est à double tranchant. Peter Yuen est propriétaire d’Asiatica, une boutique de thé ouverte depuis 26 ans, qui fournit du matcha aux cafés ainsi qu’aux particuliers. « Avec le matcha, notre profit est beaucoup plus bas comparé à d’autres thés offerts », me confie-t-il. « Parce que le prix augmente trop vite, nous ne parvenons pas à suivre l’augmentation des coûts ». Malgré cela, il affirme que le matcha reste bon marché pour son magasin : « Quand tu vends du matcha, tu ne vends pas seulement le thé – tu vends aussi tous les accessoires : le bol à matcha, le fouet, le chashaku (la petite cuillère). »

Les enjeux épineux 

Alors que les agriculteurs et intermédiaires du matcha au Japon doivent composer avec un engouement considérable, il n’est pas surprenant que les pays voisins observent attentivement cette tendance. La Chine, par exemple – l’endroit où le matcha est né pendant la dynastie Sung – a déjà accéléré sa production de matcha. « Ça fait déjà cinq à dix ans qu’ils en produisent », me dit M. Yuen. Néanmoins, il garde ses réserves : les Chinois ont beau importer des graines japonaises et embaucher des ingénieurs japonais, « il n’y a pas de comparaison », affirme-t-il. « Un sol différent, une eau différente, une température différente : à quoi vous attendez-vous ? »

Une autre menace réside plus localement au Japon, traditionnellement réputé pour la qualité de ses produits. « Il y a certains marchands avec qui nous communiquons et qui disent : “Je ne m’inquiète pas de la quantité, mais de la qualité maintenant” », indique M. Yuen. « Certains commerçants de thé se rendent compte que la demande est tellement forte qu’il faut accélérer la production ». Au Japon, où l’on a tendance à prioriser la qualité par rapport à la quantité, notamment avec les fruits haut de gamme ou le bœuf de Kobe, le matcha ne fait pas exception. Une baisse de qualité pourrait endommager une industrie qui existe depuis des siècles. 

« Lors de la première vente aux enchères à Kyoto cette année, le prix d’un kilogramme de matcha a enregistré une hausse de 70 % par rapport à l’année précédente »

Une relâche des prix ? 

Malheureusement pour les accros au matcha latte, le prix ne va pas s’équilibrer du jour au lendemain – il pourrait même encore augmenter. L’importante demande et les pénuries ne peuvent pas être résolues avant la prochaine saison de récolte, qui a lieu à la fin du printemps. Or, les réserves du matcha japonais, déjà limitées, risquent d’être soumises à une pression accrue. En fin de compte, M. Yuen voit cette tendance éventuellement se dissiper : « Toutes les modes ont une date d’expiration. Un jour ou l’autre, cela finira par passer. »


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