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Un deuil en images

Quand grandir est une lutte contre l’oubli.

Eileen Davidson | Le Délit

Perdre un parent lorsqu’on est enfant, c’est entrer dans une lutte quotidienne contre sa propre mémoire, pour préserver le peu de souvenirs qu’il nous reste. La jeunesse offre une forme d’amnésie protectrice : les choses vont vite, on ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe, et encore moins ce que la mort signifie. Cette même jeunesse qui protège ne laisse en revanche pas beaucoup de place aux souvenirs. Je ne sais pas pour vous, mais les dix premières années de ma vie sont pour moi à un assemblage de souvenirs diffus. 

À mes 14 ans, le décès de mon père a donc marqué le début d’un travail de mémoire, pour préserver mes souvenirs, mais aussi pour en savoir davantage sur qui il était, ce qu’il faisait, et quels étaient ses intérêts. Bref : pour découvrir tout ce qu’il ne pouvait pas vraiment raconter à un jeune adolescent. 

Dans cette quête, les photos jouent un rôle important. Comme dans tout deuil, lorsque la personne s’en va, on rassemble le plus de photos possible, pour tenter « d’immobiliser » les souvenirs, et pour se dire que la personne « restera » toujours là. Pour un adolescent qui veut se construire et se comprendre, la valeur des photos est amplifiée : comme les indices d’un détective, chacune d’entre elles est une potentielle porte vers une meilleure compréhension de la figure parentale perdue. Les images deviennent des piliers dans le « récit » que l’enfant va construire autour de son parent imaginaire, un récit qui le suivra tout au long de sa vie. Les images sont donc loin d’être figées. Ce qu’elles disent et transmettent change profondément d’année en année, et permettent à l’endeuillé d’ajuster son récit en fonction de ses nouveaux besoins émotionnels et mémoriels. 

Pourtant, malgré toutes les spéculations, les rires, les pleurs et les réflexions qu’elles peuvent générer, les photos ont des limites évidentes. Leur signification a beau évoluer, elles ouvrent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Et si les images permettent d’en apprendre un peu plus sur un père, elles ne représentent pas la réalité : un selfie avec un ami ne décrit pas l’amitié qu’on a pour lui ni les expériences qu’on a vécues avec. La frustration monte.

Parallèlement, le temps vient, comme une faucheuse, éroder chaque jour un peu plus notre mémoire. Un sentiment glaçant, et sans doute commun à toute personne endeuillée : on oublie. 

Le soir, avant de s’endormir, on se rend compte qu’on ne se souvient plus de l’odeur de son père, et qu’on ne peut se remémorer que trois ou quatre de ses tenues. Alors on a honte d’oublier, et peur d’oublier encore. On commence à prendre des notes sur les souvenirs qu’on a, on les numérote… jusqu’à ce que l’on comprenne que mettre des chiffres sur ces moments risque surtout de mettre en lumière le peu de mémoire qu’il nous reste.

Une bouffée d’oxygène

Début janvier dernier, comme par miracle, mon frère me tend un disque dur au cours d’une discussion : « Tiens, c’est une sauvegarde complète de l’ordinateur de Papa. Principalement des photos et des vidéos. » J’accueille le disque religieusement. Pas la peine de vous faire un dessin : je passe trois jours à scanner des centaines de photos et des dizaines d’heures de vidéos. Tel un barrage qui cède sous la pression, les souvenirs se débloquent et coulent sans s’arrêter : je redécouvre ma vie passée. 

Je comprends alors que mon père était un fou de la caméra, et qu’il avait l’habitude de nous filmer sans nous prévenir, pour avoir nos interactions les plus crues et les plus naturelles possibles. Les vidéos deviennent des extraits d’une pièce de théâtre dont mon père était le metteur en scène. 

Je visionne plusieurs heures de séquences montrant des parties de soccer en famille, des parties d’échecs, et même des soupers complètement ordinaires… rien de palpitant, me direz-vous. C’est pourtant la richesse inestimable de ces vidéos inespérées : elles montrent sans filtre la vie banale de ma famille. Elles me montrent ce que j’ai tenté de me remémorer ces six dernières années, et ce que le temps commençait inexorablement à m’arracher.

Pourtant, après quelques semaines, une fois l’euphorie retombée, je comprends que la situation n’a pas changé : ce disque dur m’a donné un sursis, mais les souvenirs continueront à s’effacer. Il va falloir oublier. 

C’est peut-être la dernière étape du train du deuil, mais je ne souhaite pas encore m’y arrêter. Alors je note et numérote mes souvenirs, je me creuse la tête, et je lutte chaque jour pour ne pas l’oublier.


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