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Loi 21 : Une perspective féministe intersectionnelle à la Cour d’appel

Deux organisations féministes conjuguent leurs forces pour prouver l’invalidité de la Loi 21.

Laura Tobon | Le Délit

Le mardi 8 novembre dernier, les représentant·e·s de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et du Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes (FAEJ) ont été entendu·e·s à la Cour d’appel dans le cadre de l’affaire Hak c. Procureur général du Québec (Hak). L’objectif de leur démarche est de faire reconnaître que la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) est inconstitutionnelle, puisqu’elle « porte atteinte au droit fondamental d’égalité des genres prévu à l’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés », peut-on lire dans le communiqué transmis au Délit par le FAEJ et la FFQ.

Le contexte de la contestation

La Loi 21, adoptée en 2019, empêche les personnes qui portent des signes religieux visibles d’exercer certaines fonctions publiques. La Loi fait appel notamment à la clause dérogatoire de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne), qui permet aux gouvernements de déroger à certains droits et libertés, comme la liberté de religion ou le droit à l’égalité, pour une durée renouvelable maximale de cinq ans.

Même si la loi vise théoriquement tous les signes religieux, Mme Nathalie Léger, membre du FAEJ et porte-parole de la démarche conjointe, précise que, concrètement, elle affecte surtout les femmes musulmanes qui portent le voile et qui veulent être enseignantes. La Loi a été contestée en 2019 par plusieurs parties, dont Mme Ichrak Nourel Hak, une étudiante en enseignement qui porte le hijab. En 2021, le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure a conclu au terme du procès que la Loi 21 violait les articles 3 et 23 de la Charte canadienne, qui protègent respectivement le droit à l’éligibilité aux élections législatives provinciales et les droits des minorités linguistiques. En vertu de ce jugement de première instance, la Loi 21 ne s’appliquerait donc pas aux candidat·e·s aux élections ni aux enseignant·e·s dans les commissions scolaires anglophones. Concernant l’argument fondé sur l’article 28 de la Charte canadienne, qui prévoit que les droits et libertés de cette Charte sont garantis également aux personnes des deux sexes (indépendamment des autres dispositions) le juge Blanchard a conclu que cet article ne peut servir à invalider des dispositions législatives, ayant seulement une portée interprétative, contrairement à l’article 15 qui prévoit le droit à l’égalité. La décision du juge Blanchard a été portée en appel.

Une alliance féministe intersectionnelle

Nathalie Léger explique au Délit que le FAEJ et la FFQ ont décidé de collaborer pour combiner leurs expertises respectives en vue de déposer un mémoire à la Cour d’appel dans le cadre de la contestation de la Loi 21. D’une part, le FAEJ détient une expertise juridique féministe pancanadienne, tandis que la FFQ détient une expertise de terrain en contexte québécois, lui permettant ainsi d’avoir une connaissance fine des enjeux en question dans le cadre de cette action légale. « On trouvait que c’était une alliance qui était porteuse pour les deux [organisations]», affirme-t-elle.

« Si l’on confère à cet article la portée défendue par la FFQ et le FAEJ, cela mènerait logiquement à la conclusion que la Loi 21 est inconstitutionnelle »

Le mandat commun de la FFQ et du FAEJ est de faire valoir le droit des femmes à l’égalité au Québec et au Canada. Ainsi, leur implication à titre d’intervenant ou « ami de la Cour », plutôt qu’en soutien à une partie a pour objectif d’éclairer la Cour sur une question précise, soit l’interprétation de l’article 28. Si l’on confère à cet article la portée défendue par la FFQ et le FAEJ, cela mènerait logiquement à la conclusion que la Loi 21 est inconstitutionnelle. Précisément, leur but est de fournir un cadre d’analyse dont la Cour pourrait s’inspirer et même adopter pour faire valoir le droit des femmes à l’égalité. « La Loi couvre beaucoup plus large que le droit des femmes à l’égalité, mais nous, ce qui nous intéresse, ce n’est pas la question de la laïcité en tant que telle. En intervenant de manière amicale, on rappelle que notre objectif central est le droit des femmes à l’égalité », affirme Nathalie Léger.

Le FAEJ et la FFQ ont choisi d’intervenir pour s’assurer que la Cour ait accès à une vision différente de celle qui est présentée par d’autres groupes féministes. En effet, l’intervention du FAEJ et de la FFQ a mis de l’avant une perspective féministe intersectionnelle à travers laquelle l’agentivité des femmes est reconnue. Leur vision s’oppose ainsi à des argumentaires tels que ceux présentés par d’autres groupes impliqués dans la contestation judiciaire, comme l’organisation Pour les droits des femmes du Québec, qui défend la Loi 21 en argumentant que ce sont les religions plutôt que la Loi qui portent atteinte à l’égalité.

L’article 28 pour invalider la Loi 21

Le mémoire de la FFQ et du FAEJ, soumis au tribunal le 25 mars dernier, se fonde ainsi sur l’article 28. Le mémoire argumente que l’article 28 a une portée interprétative, mais aussi normative, en ce qu’il permettrait de déclarer une loi inconstitutionnelle. Nathalie Léger explique qu’une des raisons pour lesquelles on doit donner cette portée normative à l’article 28 est que cette disposition représente un rempart pour ne pas mettre de côté le droit à l’égalité des genres, même lorsque la clause dérogatoire est utilisée, comme c’est le cas pour la Loi 21. « Ce serait une première que l’article 28 [soit] utilisé pour invalider une loi », précise-t-elle.

« La loi couvre beaucoup plus large que le droit des femmes à l’égalité, mais nous, ce qui nous intéresse, ce n’est pas la question de la laïcité en tant que telle. En intervenant de manière amicale, on rappelle que notre objectif central est le droit des femmes à l’égalité »

Nathalie Léger

La FFQ et le FAEJ mettent également en avant une approche intersectionnelle dans l’interprétation de l’article 28. L’intersectionnalité dans le contexte juridique est définie par Nathalie Léger comme étant la reconnaissance que les motifs de discrimination (comme le fait d’être une femme et de porter le voile) sont interreliés. L’intersection des motifs produit une discrimination unique, qui ne peut se résumer à leur addition. Nathalie Léger souligne que « les femmes voilées musulmanes [ressentent] un impact plus grand [de la Loi 21] que juste des femmes ou des musulmans ». Leur mémoire précise que l’approche intersectionnelle doit guider l’analyse de l’article 28. Autrement, « l’on risquerait de mettre en œuvre une protection qui n’est pas inclusive et donc incomplète, en ce qu’elle autoriserait un législateur à adopter une loi dont l’effet réel est de compromettre les droits et libertés de groupes minoritaires d’un sexe », peut-on lire dans le mémoire.

À la question de savoir si la Cour est outillée et ouverte pour incorporer l’intersectionnalité à son analyse, Nathalie Léger répond que l’approche intersectionnelle est difficile à intégrer dans les mœurs juridiques. Les tribunaux sont prêts à reconnaître que c’est une notion importante, mais il est rare qu’ils l’appliquent substantiellement. Elle espère que dans ce cas-ci, la Cour adoptera une telle approche, mais elle mentionne que changer le droit se fait souvent à petits pas.

Les audiences à la Cour d’appel ont eu lieu du 7 au 18 novembre. Selon Nathalie Léger, le dossier se rendra certainement en Cour suprême étant donné les nombreuses contestations croisées et l’importance du dossier.


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