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La « critique 2.0 » 

Derrière la nouvelle génération de critique gastronomique. 

Leili Cossu | Le Délit

Derrière la nouvelle génération de critique gastronomique. 


On ne doit pas prendre un critique gastronomique à la légère. Jadis, leurs portraits ornaient les mûrs des cuisines, pour que tous les employés les identifient sans erreur. Leur plume implacable faisait grincer des dents les plus talentueux et réputés chefs cuisiniers, et pour cause : une critique virulente peut précipiter un restaurant vers la faillite, et même avoir raison de la carrière d’un chef. Toutefois, l’arrivée des réseaux sociaux vient brouiller les cartes. Une démocratisation de la critique gastronomique, notamment à travers les commentaires d’internautes et les avis Google, permet à la critique de s’évader des serres d’une poignée d’individus élitistes. On aperçoit aussitôt une nouvelle vague de critiques gastronomiques, où la grille d’évaluation s’est transformée, mais l’essence du métier demeure. 

Tommy Dion, un critique gastronomique montréalais fondateur du guide Cuisinomane, fait partie de cette nouvelle génération de critiques. Parcourant chaque année au-delà de 220 restaurants, Dion se trouve entre deux mondes : à l’écrit pour des publications comme Le Journal de Montréal et Le Devoir, mais aussi de manière numérique avec son compte Instagram personnel. En décrivant la nature de sa pratique, il cherche à se différencier de ceux qui sont venus avant lui. « Ce n’est plus la même chose que la critique des années 2000, qui peut détruire ou faire un restaurant », me dit-il. Tommy Dion parle de cette notion de « critique 2.0 » : « Je fais vraiment une critique davantage constructive. J’amène un côté compréhensif, un côté éducationnel quand j’écris », précise-t-il. « Je ne suis pas là pour détruire des vies ». 

Chaque cheminement professionnel vers ce métier est unique et donne lieu à des récits distincts. Tommy Dion attribue son style à sa formation à la fois sportive et scientifique. Fort de deux participations aux championnats du monde du Ironman, son expérience lui est curieusement utile : « Avant, je m’entraînais le corps pour être meilleur dans mon sport. Aujourd’hui, je m’entraîne le palais, les sens et la compréhension pour être meilleur dans mon métier. » Idem pour son expérience dans le domaine des sciences. Ayant étudié en sciences de l’activité physique à l’Université de Sherbrooke, il raconte avoir « fait des recherches, écrit des articles scientifiques, et présenté des résultats un peu partout dans le monde ». Cela lui apporte une certaine rigueur scientifique dans son travail « tout en ayant un côté un peu plus ludique ». 


Agents secrets 

Une grande question demeure dans le monde de la critique : comment rester impartial lorsqu’on est susceptible de recevoir un service d’exception, un dessert offert, ou même un repas entier gracieusement pris en charge par l’établissement ? Auparavant, certains critiques gastronomiques optaient pour l’anonymat, se donnant beaucoup de mal à rester dans l’ombre. Ruth Reichl, ancienne critique gastronomique du New York Times dans les années 1990, décrit en détail ce défi professionnel dans son livre Garlic and Sapphires. Une maquilleuse, un déguisement et même un coach d’acteur : elle est allée jusqu’à s’inventer des alter ego ! 

L’une d’entre elles, nommée Molly, est une professeure d’anglais modeste venue du Michigan. Sortie du placard pour une critique du restaurant Le Cirque, un établissement autrefois très réputé, Molly révéla une face cachée du restaurant. Sans tous les artifices de son alter ego, Reichl a reçu le traitement royal : un repas cinq étoiles. Avec Molly, ce fut une tout autre histoire. Cette femme qui détonne avec l’élitisme new-yorkais a reçu un accueil froid et des assiettes sans grand intérêt. L’histoire nous rappelle qu’un service reçu au restaurant peut varier d’une personne à l’autre.

De nos jours, on remarque que la plupart des critiques gastronomiques, comme Tommy Dion, ne choisissent pas la voie de l’anonymat. « Ce n’est pas nécessairement un choix. C’est un peu une nouvelle réalité », me dit-il. « Aujourd’hui, à l’ère des réseaux sociaux, c’est pratiquement impossible de rester anonyme. ». En résulte parfois un traitement d’exception quand le critique est reconnu. « Certaines fois, j’ai un service un peu plus privilégié », admet-il, « mais je ne m’en tiens pas qu’à ça ». Ainsi, il se force à prendre du recul en se posant des questions comme :  « Est-ce que c’est au détriment de la table à côté de moi ? »

Sur nos écrans 

Avec les réseaux sociaux, de nouvelles voix de la critique peuvent émerger de n’importe quel milieu, à l’instar d’Ertan Bek, un chauffeur de taxi dans la ville de New York. Depuis quelques années, Bek publie des vidéos racontant ses expériences dans des restaurants haut de gamme pendant ses pauses du midi. Très sincère (révélant toujours le prix) et généreux avec ses pourboires, ce critique connaît le succès : chaque nouvelle publication accumule des millions de vues. Dans les restaurants, cette nouvelle notoriété ne passe pas inaperçue. Lors de son passage au restaurant La Tête d’Or en août dernier, Bek a eu l’honneur de se faire servir une entrecôte (offerte par la maison, bien évidemment) par nul autre que le chef étoilé Daniel Boulud. Aujourd’hui comme hier, c’est l’influence avant tout qui façonnera l’expérience.

La ville de Montréal n’est pas épargnée par ces influenceurs gastronomiques. L’une des figures reconnues dans la ville est Emilie Rossignol-Arts, ancienne étudiante à McGill et aujourd’hui créatrice de contenu. « Au départ, je me suis concentrée sur des contenus visant à sensibiliser le public aux troubles alimentaires, mais une critique de restaurant que j’ai publiée est devenue virale du jour au lendemain, de manière tout à fait inattendue (tdlr) », me dit-elle. Depuis, elle parcourt la ville en partageant les bonnes adresses sur son compte Instagram, qui rassemble aujourd’hui plus de 112 000 abonnés. 

Avec son public, pourtant, une question revient souvent sur la nature de sa critique : pourquoi ne publie-t-elle jamais d’avis négatifs ? « En réalité, je me concentre sur les petits restaurants, souvent familiaux, dont les propriétaires ont consacré leur vie à leur établissement. Les goûts étant subjectifs, je préfère ne pas utiliser la plateforme pour critiquer leur cuisine », explique-t-elle. « La cuisine est un langage subjectif, et je préfère garder les critiques négatives sur mon disque dur, choisissant plutôt de diffuser des messages positifs. »

Trompe‑l’oeil 

De nos jours, chaque client de restaurant a un appareil photo dans sa poche. En conjuguant la tendance « **phone eats first** » – où c’est notre caméra qui a droit à la première part du gâteau –  et cet insatiable besoin de tout partager, l’image et l’esthétique sont devenues primordiales pour les restaurants. Parfois au point de compromettre l’assiette. « Je trouve que l’évolution avec les réseaux sociaux, ça diminue la qualité de la restauration. Il y a trop de restaurants qui le font juste pour que ce soit beau, juste pour que ce soit visuellement plus délicieux, plus photogénique », reprend Tommy Dion. « Ça donne envie aux gens, mais, au final, la qualité n’est pas nécessairement là », regrette-t-il. 

Cependant, Rossignol-Arts reconnaît l’influence favorable des réseaux sociaux, soulignant son impact extrêmement positif sur le secteur. « Lorsqu’une vidéo devient virale, elle peut complètement changer la trajectoire d’un restaurant, en particulier pour les établissements mal situés ou qui ne disposent pas d’un budget suffisant pour faire de la publicité », ajoute-t-elle. Même si elle considère que la bouche à oreille demeure pertinente, elle met en avant les nouvelles formes de partage, qui exercent davantage d’influence, comme les vidéos courtes sur Instagram. À nous de garder l’œil et le palais vigilants et maintenir notre sens critique.


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