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Un océan de balados

Comment expliquer leur popularité grandissante ?

Eileen Davidson | Le Délit

Il me semble que chaque semaine, je vois passer une nouvelle annonce de balado (podcast) sur l’alimentation, l’astrologie, le dating, le jardinage. Faits par des associations étudiantes, des humoristes ou encore des ex-candidats de téléréalité, ils deviennent une forme de travail universitaire, voilà ce qui est nouveau. Les plateformes audio en sont inondées ; il s’agit d’un véritable raz-de-marrée de discussions. Pourquoi ce format de contenu est-il aussi populaire ? Pourquoi ai-je l’impression de me faire assaillir de conversations enregistrées ?

D’abord, les balados sont une forme de contenu assez passif. Ils ne demandent pas de s’arrêter pour les consommer ; on peut facilement les écouter en accomplissant d’autres tâches, souvent un peu désagréables, comme le ménage, le lavage ou le voyage en transports en commun. Nous vivons dans une ère où le silence se fait rare – je dirais même qu’il nous paraît collectivement inconfortable. Il y a un besoin, du moins dans la génération Z, de toujours avoir quelque chose pour s’occuper l’esprit. Peut-être est-ce lié au fait que le monde dans lequel nous vivons nous semble de plus en plus désagréable, alors mieux vaut ne pas y penser. Ou encore peut-être parce que nous sommes si habitués à être exposés à du contenu qu’avoir une distraction injectée dans nos oreilles est presque comme une deuxième nature.

Dans la même veine d’idée, les silences sont souvent liés à des moments de solitude. Les podcasts ont ce pouvoir de nous faire sentir moins seuls, comme si nous étions entre amis. Nous vivons une épidémie de solitude ; les podcasts donnent l’impression d’accompagner notre quotidien.

Ce qui est intéressant dans les podcasts, c’est qu’ils combattent le phénomène TikTok du contenu de courte durée. Ils durent souvent de 30 minutes à deux heures. Au milieu du tourbillon de contenu instantané d’une For You Page, les balados bougent en sens contraire, en prônant le long format, bien qu’il s’agisse encore de contenu, donc pas nécessairement d’une pause de consommation médiatique. Leur montée en popularité traduit une fatigue face au contenu de courte durée.

« les algorithmes encouragent la polarisation en popularisant les publications provocantes »

Jordan Theresa, une créatrice de vidéos de type « essai » sur la culture populaire et les réseaux sociaux (@jordanatheresa sur Instagram), explique souvent que les réseaux sociaux sont l’endroit où la nuance s’en va mourir. Le sensationnalisme et les extrêmes y ont le plus de succès, et les algorithmes encouragent la polarisation en popularisant les publications provocantes, puisqu’elles suscitent le plus de clics. Les balados, qui opèrent le plus souvent sous la forme d’une discussion, permettent à leur créateur d’organiser ses pensées de façon plus cohérente et nuancée, surtout s’il est face à un interlocuteur qui alimente son discours. Bien évidemment, ce ne sont pas non plus des paradis de la nuance et du discours sensé ; les balados animés par des masculinistes aux propos dégradants envers les femmes à la Andrew Tate ou Lucide Podcast sont un bon cas de figure d’absence de raisonnement logique. Puis, les extraits les plus réactifs des balados se retrouvent souvent sous forme de clip sur TikTok, enlevant tout contexte autour de ce qui est dit… La frontière entre contenu de courte durée et balado n’est pas infranchissable ; les deux s’alimentent l’un et l’autre, que ce soit de façon positive ou négative. Tout de même, il faut noter que les balados peuvent être un repos agréable face aux dialogues de sourds mis en scène sur les réseaux sociaux.

J’explique donc ce phénomène sous quatre axes : le besoin de stimulation constante, la fatigue de l’instantané, la solitude grimpante et la crise de la nuance. Nous avons la fâcheuse habitude d’abuser de ce qui est à la mode. Je me demande donc si, dans cette course à la création de discussions enregistrées, nous perdrons de vue le côté organique de la conversation, au profit d’enregistrements rapides, vides de sens, et superficiellement gratifiants.


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