En physique, la vitesse et l’accélération sont deux indicateurs qui nous permettent de donner du sens au mouvement des atomes, des objets et des corps humains. Se basant toutes deux sur les variables de distance et de temps, ces concepts sont fondamentalement liés. Cependant, parce que l’accélération – calculée à partir du change- ment de vitesse – est non-linéaire et parfois exponentielle, elle se révèle plus complexe à maîtriser. Pourtant, elle est devenue omniprésente en société, à la fois en économie et en politique, ce qui témoigne de son importance dans notre mode de vie moderne et dans le fonctionnement de nos systèmes productifs.
Et pourtant, malgré la violence propre à nos modes de transport – autant sur le plan environnemental que personnel – cela ne nous empêche pas d’accélérer la production d’engins toujours plus puissants et de développer des voitures plus performantes. Alors, comment expliquer ce paradoxe inhérent à l’accélération ? Nous la savons dangereuse et destructive, mais une alternative est-elle possible ?
a = Δv / Δt
Le dynamisme de l’objet en mouvement nous fascine ; son imprévisibilité et sa force nous mènent à sanctifier sa volatilité, quitte à ignorer ses répercussions, visibles et invisibles. La compétition sportive Formule 1, une course de voitures sur circuit fermé, en est un exemple marquant, illustrant ce rituel à la fois primitif et technologiquement avancé. Dans cet affrontement parfois mortel, les pilotes de course, habillés en casque et combinaison de façon à maintenir un aérodynamisme constant, se voient projetés par leurs voitures à des vitesses vertigineuses. Avec l’objectif de dépasser leur adversaire, mais en manque de destination finale dans ce circuit clos, les pilotes, devenus mi-hommes, mi-machines, engloutissent l’espace étroit offert par la piste en émettant un bruit de moteur viscéral à chaque virage.
Du point de vue du spectateur, cette démonstration de vitesse est palpitante. Captivée par ce spectacle, l’audience n’a pas le temps de prendre conscience des enjeux sinistres de cette accélération perpétuelle avant qu’une autre voiture ne lui passe devant. Pourtant, à chaque tour de circuit, les pneus des voitures de course, conçus pour être facilement remplaçables et donc particulièrement vulnérables à la corrosion, se dégradent, libérant dans l’air une fine poussière de microplastiques. L’ampleur des effets de ces minuscules particules de plastique sur les humains est pour l’instant incertaine. Mais ce n’est pas le cas pour d’autres animaux, comme la mouette, dont les nouveaux-nés, gavés de plastique, s’égarent au bord des plages et sont retrouvés par des chercheurs avec des lésions cérébrales semblables à celles observées chez les hôtes de maladies neurodégénératives.
L’accumulation silencieuse et né- faste des microplastiques en font un poison. Progressivement, ils contaminent les sols, les animaux et les hommes, alors même que les courses F1 continuent de s’achever sous des tonnerres d’applaudissements.
L’« accélérationnisme » : une idéologie dangereuse
L’accélération d’un objet en mouvement, bien qu’elle soit passionnante, est en réalité un processus destructif, jouant sur l’immédiateté sensorielle pour dissimuler sa brutalité latente. Les entrepreneurs de la tech (secteur des nouvelles technologies), tout comme les organisateurs des courses F1, en sont pleinement conscients. Mark Zuckerberg, propriétaire de Facebook et créateur des reels sur Instagram, ne cache pas son jeu : « Nous avons un dicton [chez Facebook, ndlr] : “Avancez vite et cassez des choses.” L’idée, c’est que si vous ne cassez jamais rien, c’est probablement que vous n’allez pas assez vite. (tdlr) »
En vue de notre dépendance à la technologie matérielle et virtuelle, notre mode de vie s’est « naturellement » adapté à ce dicton. Les conséquences de cette accélération sociale sont perceptibles à l’échelle individuelle : pas besoin d’une étude scientifique pour comprendre que regarder une centaines de vidéos en format court en l’espace de quinze minutes n’aura pas des effets positifs sur notre bien-être. Mais, comme pour la plupart des phénomènes sociaux, c’est surtout l’idéologie poli- tique qui se cache dans l’ombre de cette frénésie collective qui se révèle réellement dangereuse.
« L’accélération d’un objet en mouvement, bien qu’elle soit passionnante, est en réalité un processus destructif, jouant sur l’immédiateté sensorielle pour dissimuler sa brutalité latente »
La montée de l’extrême droite partout dans le monde se fait en effet sur la base d’une large coalition, se constituant de courants de pensées alternatifs, néo-réactionnaires et radicaux, parmi lesquels l’accélérationnisme. Cette idéologie préconise l’accélération de tout notre mode de production dans l’objectif de se libérer de la stagnation et d’atteindre un inatteignable « progrès ». Émaillé de théories absurdes comme la cyber-transcendance et l’Antéchrist, cet imaginaire peut, à premier abord, sembler ridicule et tout droit sorti d’un film de science-fiction.
Pourtant, pour Peter Thiel, milliardaire et allié de Donald Trump, comme de nombreux géants de la tech, cette vision du monde relève d’un véritable projet politique. Il y a dix ans, confronté à une personne comme Thiel qui pense que le changement climatique est un complot fomenté par l’Antéchrist, on aurait pu se contenter de l’ignorer. Mais à présent, à la vue de l’influence qu’il exerce sur la politique américaine, ce choix n’est plus possible.
Dans cette équation sociale, l’entreprise américaine récemment impliqué dans l’intelligence artificielle, Palantir Technologies se propose comme un vecteur technologique de l’idéologie accélérationniste de Thiel, son fondateur. Partenaire de la CIA et de l’armée israélienne, cette société propose un service d’automatisation capable de collecter, d’analyser et d’anticiper les comportements humains à une vitesse inédite. Cette technologie, émergente à partir du spéculatisme financier, représente l’aboutissement d’une rationalité qui confond pouvoir et vitesse, sans égard pour la vie humaine ou animale.
Une solution : ralentir
Dans un monde aux ressources finies, une croissance infinie n’est pas atteignable sans le sacrifice de la justice sociale et du bien-être commun. Heureusement, pour ceux d’entre nous qui refusent d’accepter ce compromis, d’autres visions du monde sont envisageables. Le « buen vivir » (vivre bien) est un modèle économique et social mis en œuvre par plusieurs pays d’Amérique du Sud comme la Bolivie et l’Équateur. Ce projet hybride adapte des principes issus des traditions autochtones, tels que la vie en harmonie avec les cycles naturels, et les institutionnalise sur la base d’une idéologie politique basée sur le droit de la nature. Influente à travers la région, cette alternative non-eurocentrique inspire aussi d’autres mouvements réformateurs dans l’Occident, tels que la théorie économique de la « décroissance ».
« Dans un monde aux ressources finies, une croissance infinie n’est pas atteignable sans le sacrifice de la justice sociale et du bien-être commun »
Face à la frénésie accélérationniste, ces mouvements nous proposent une autre temporalité, fondée sur l’harmonie, la coopération et l’équilibre. Ces approches nous apprennent que ralentir n’est pas question d’abandonner notre quête du progrès, mais simplement de la redéfinir. Si notre monde a été fondé sur l’accélération, c’est peut être ralentir qui le sauvera.


