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IA et pénurie d’emplois : un défi de taille pour les étudiants

Midnight Kitchen : l’automatisation infiltre le processus de recrutement.

Eileen Davidson | Le Délit

Entre pénurie d’emplois, intelligence artificielle (IA), et compétition accrue, le marché du travail est devenu marché du vide. ChatGPT, logiciels automatisés et autres IA génératives se relaient face à un processus d’embauche de plus en plus drainant. Ils permettent aux candidats, mais aussi aux employeurs, d’économiser du temps et de l’énergie. L’IA semble avoir endossé le rôle de candidat et de recruteur.

Le collectif mcgillois Midnight Kitchen (MK), notamment, a dû faire face à cette problématique. Depuis 2002, Midnight Kitchen combat l’insécurité alimentaire et la précarité étudiante, distribuant chaque semaine des paniers-repas à la communauté étudiante. L’association met l’accent sur la solidarité organique, la justice sociale, ou encore la protection environnementale, qu’elle se propose d’enseigner à travers différents ateliers.

« En fait, ça nous a assez surpris. L’utilisation de l’IA par les candidats était juste tellement évidente »

Dania, membre du collectif MK

Le mois dernier, l’association a ouvert trois postes aux étudiants de l’Université en prévision de la rentrée d’automne 2025. Partageant les valeurs portées par ce collectif, et étant par la même occasion à la recherche d’un emploi étudiant, j’ai naturellement candidaté à leur offre d’emploi. Mon profil n’a finalement pas été retenu, et, accoutumée aux courriels de rejet, je n’ai lu que distraitement celui de l’association. Toutefois, son contenu m’a interpellée. Car, d’après MK, au moins un quart (25 %) des postulants a eu recours à ChatGPT pour rédiger sa lettre de motivation et/ou son curriculum vitæ (CV). À ce sujet, j’ai interrogé Dania, membre du collectif
depuis presque cinq ans : « Nous avions un profil très spécifique en tête : actif au sein de sa communauté et politiquement engagé. Les expériences bénévoles et personnelles étaient un atout. » De ce fait, l’utilisation de l’IA a été particulièrement déroutante. Les lettres de motivation rédigées à l’aide de ChatGPT ne permettaient pas d’entrevoir la personnalité ou les convictions du candidat. « Cela semblait très impersonnel », avoue Dania, très étonnée lors de l’examen des candidatures. Les années précédentes, son utilisation était certes décelable, mais plus subtile, « et surtout, pas aussi généralisée », précise-t-elle. « Là, on a retrouvé plusieurs documents presque identiques, reprenant directement des éléments de la description de l’offre. C’était juste bizarre ». Il va sans dire que ces candidatures n’ont pas été sélectionnées.

Dans le cas de Midnight Kitchen, l’utilisation de l’IA s’est révélée contre-productive. Toutefois, on ne peut ignorer la quasi-nécessité d’en faire usage dans un contexte où l’obtention d’un emploi étudiant relève presque du miracle.

La recherche d’emploi : un parcours du combattant

Pendant près d’un an, Bryanna, 19 ans, a multiplié les candidatures. En l’interrogeant sur ses qualifications, force est de constater que ce n’est pas le manque d’expérience qui lui a fait défaut. Avec trois années en service à la clientèle, elle a concentré ses efforts sur ce secteur. Et sur les 200 offres d’emploi auxquelles elle a postulé, seulement deux ont débouché sur un entretien.

Elle a finalement trouvé un emploi au sein d’une compagnie de tutorat, à raison de quatre heures par semaine. Si ce temps de travail ne la satisfait pas, elle s’en contente, consciente de la pénurie actuelle d’offres d’emploi.

« Le sentiment que, fournir des efforts pour produire une candidature qualitative, avec des compétences qui correspondent à la demande du recruteur n’est plus récompensé »

En effet au Québec, le nombre de postes à pourvoir a atteint son niveau le plus bas depuis 2018, soit 119 175. Une pénurie d’emplois qui pénalise particulièrement les plus jeunes, âgés entre 15 et 24 ans, dont le taux de chômage s’élève à 14,2 % en 2025. Ventes en baisse, pouvoir d’achat réduit, tarifs douaniers : au cœur de ce contexte économique incertain, les recruteurs ne recrutent plus vraiment… De nombreux emplois n’ont pas survécu à ces coupes budgétaires, en particulier ceux à temps partiel : 16 500 ont disparu cette année, au détriment d’un bon nombre d’étudiants.

Les postes disponibles, notamment en service à la clientèle ou dans l’alimentation, font donc face à une augmentation accrue de candidatures. L’annonce de MK a cumulé près de 100 postulants, un nombre inhabituellement élevé pour l’association. Les jeunes à la recherche de leur premier petit boulot ont donc peu de chance de se démarquer face à des profils bien plus qualifiés.

Privilégier la quantité à la qualité

Pour obtenir un emploi coûte que coûte, certains étudiants sont donc bien contraints de répondre à un nombre considérable d’offres, parfois sans vraiment prendre le temps de lire la description ou les attentes du poste. L’IA apparaît alors comme une aide bien fortuite. Les 25 postulants de MK ayant eu recours à ChatGPT étaient sans doute soucieux d’économiser du temps dans leur recherche d’emploi, espérant maximiser leur chance de déboucher sur une réponse positive. Piètre stratégie, certes, mais légitime.

Au-delà d’une volonté de gagner du temps dans leurs recherches, il y a aussi cette impression d’un processus de recrutement complètement arbitraire. Le sentiment que, fournir des efforts pour produire une candidature qualitative, avec des compétences qui correspondent à la demande du recruteur n’est plus récompensé. Le mérite personnel ne semble plus prévaloir : le piston et les relations préalables constituent la voie royale pour être embauché. 80 % des emplois sont obtenus par l’intermédiaire d’une connaissance personnelle ou professionnelle.

« Cette sélection automatisée est devenue toutefois indispensable, compte tenu de la hausse de candidatures pour une seule offre d’emploi »

En ce qui concerne Bryanna, elle a effectué sa recherche d’emploi sans l’aide de ChatGPT, pour des considérations éthiques et environnementales. Cela dit, elle peut concevoir qu’un nombre croissant de postulants y aient recours. Après tout, c’est de bonne guerre : « un pourcentage élevé de candidatures doit très probablement être examiné par une IA », présume-t-elle.

Un marché de l’emploi du vide

Effectivement, les employeurs ne s’en privent pas non plus. Afin d’accélérer le processus de recrutement, les candidatures doivent passer par un logiciel informatique, lequel est paramétré et entraîné par la base de données de la compagnie. S’opère alors un tri minutieux : les CV sans mots-clés précis, incluant localisation géographique, compétence linguistique ou encore années d’expérience, sont rejetés d’office. L’IA ne conserve que les meilleurs candidats, qui sont dès lors recommandés et priorisés pour un entretien. Un processus assez déshumanisant, puisque les logiciels sont incapables de détecter l’intelligence émotionnelle du candidat, qui doit apparaître notamment dans sa lettre de motivation.

Cette sélection automatisée est devenue toutefois indispensable, compte tenu de la hausse de candidatures pour une seule offre d’emploi. D’après un rapport publié en 2025 par Indeed, 51 % des compagnies américaines y ont recours. Pour leurs voisins canadiens, le pourcentage s’élève à 27 %.

Beaucoup de postulants ont conscience de ne pas correspondre au profil recherché, mais tentent leur chance malgré tout. C’est un véritable cercle vicieux qui s’est créé : la pénurie d’emplois pousse les postulants à déposer leur CV n’importe où, souvent à l’aide de ChatGPT. Pour gérer cette demande accrue, les compagnies n’hésitent pas à les filtrer au moyen d’une IA. Les candidats, eux, continuent d’intensifier leur recherche.

En tout cas, le climat professionnel actuel est décourageant pour plus d’un. Dania en a bien conscience. C’est pourquoi « l’organisation a pour politique de répondre à chacune des candidatures, même si la réponse est négative », m’a‑t-elle assuré. L’intelligence artificielle, quant à elle, n’a pas fini de redéfinir le marché du travail, et semble annonciatrice d’un effritement des liens organiques que nous entretenons les uns avec les autres.


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