L’architecture nous explique que l’espace dirige notre comportement, tout comme la science, qui proclame que les conditions environnementales déterminent l’évolution des corps humains, et plus largement celle des corps sociaux. De ce fait, il ne semble ni bénéfique ni même logique de consacrer à l’année deux tiers de nos espaces publics aux voitures. Nous constatons que ces machines qui polluent de plus en plus sont un danger à court et à long terme. Et pourtant, l’internationalisation d’une configuration urbaine optimisée non pour la sociabilisation, mais pour la circulation fait qu’une importante majorité de grandes villes, qu’elles soient au Canada, en Europe, ou en Asie, maintiennent un rapport inégal entre piétons et automobilistes. Se présentant comme réformateur, le projet de piétonnisation mis en œuvre par la mairie rencontre de nombreuses critiques de toute partie prenante, démontrant ainsi les limites d’initiatives qui peinent à s’attaquer aux causes structurelles d’un problème tentaculaire.
Étant donné l’ampleur de cette hégémonie machinale, est-il encore possible pour la mairie de Montréal de mettre en application une politique urbaine favorisant les rapports interpersonnels ? Et si oui, est-ce que cette initiative est suffisamment robuste pour répondre aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux ?
Face à ces questions délicates, qui remettent en question la pertinence sociale et économique du projet de lamairesse Valérie Plante, cette dernière est catégorique : aucun compromis ne sera fait. Son parti, Projet Montréal, défend l’idée que c’est précisément à travers une politique urbaine radicalement centrée sur l’humain que la mairesse parviendra à démontrer les bénéfices sociaux et économiques d’une approche politique communautaire.
Hausse du budget pour financer les projets municipaux
Cette vision urbaniste s’appuie sur une remise en cause de l’individualisme engendré par l’omniprésence de séparations physiques – illustré par la surabondance des automobiles – et par la favorisation d’une approche conviviale. En assurant que l’accès exclusif aux cinq artères majeures de Montréal soit accordé annuellement aux piétons, la Ville cherche à concrétiser une certaine dynamique sociale pour les années à venir. De ce fait, elle a choisi en 2024 de consacrer 12 millions de dollars sur trois ans au financement d’anciens et de nouveaux projets de piétonnisation. En outre, afin de mieux répondre aux besoins exprimés à l’échelle locale, le plafond de financement de projets municipaux, qui sera pris en compte dans le budget de 12 millions de dollars, passera désormais de 375 000 à 700 000$, une hausse de près de 100%. Alors que cet aspect de l’initiative piétonne semble relégué au second plan, elle nous paraît, au contraire, être un de ses éléments les plus importants : comment serait-il possible de mettre en valeur les rues piétonnes si elles restent dans un état de délabrement et de négligence ?
Même si ce projet rencontre plus de résistance que prévu de la part de certains acteurs économiques, d’autres voix s’élèvent. En effet, certains propriétaires d’entreprises se plaignent des effets négatifs de la congestion automobile dans les rues autour des secteurs piétons. Il faut les comprendre, cet encombrement a pour conséquence une diminution des fréquentations quotidiennes de leurs établissements en raison d’une difficulté d’accès pour des personnes vivant plus loin. Mais à l’inverse, d’autres commerçants se réjouissent d’un afflux soudain de touristes et de locaux qui viennent profiter de l’accès paisible et privilégié aux rues et de ce qu’elles leur proposent.
La nuance de ces points de vue nous indique que le problème ne peut pas simplement se réduire à un affrontement entre automobilistes et piétons, ou même écologistes et libéraux. Au contraire, elle nous révèle une dysharmonie structurelle. Peut-on vraiment s’attendre à ce que des Montréalais habitant à Longueuil profitent pleinement des zones piétonnes en centre-ville si les transports publics restent insuffisamment entretenus et même dans certains cas dangereux ?
Cela étant dit, d’un point de vue social, pas de surprise : le projet est source de réjouissance. Saransh, habitant du Plateau Mont-Royal et étudiant à McGill, témoigne de la réussite du projet sur la Promenade Ontario : « Avant, c’était juste unerue à traverser. Maintenant, c’est un endroit où on s’arrête, on se parle, on vit un peu. »
En dépit de son caractère progressiste, il est important de s’interroger sur le véritable potentiel de cette initiative. En s’adressant seulement aux symptômes d’une configuration urbaine défaillante, la ville fait le choix d’ignorer les causes sousjacentes de l’hégémonie des automobiles. Force est de constater notre dépendance historique aux infrastructures routières et l’influence pernicieuse des intérêts économiques de l’industrie automobile. Donc, d’un point de vue pragmatique, cette approche rend le projet de piétonnisation particulièrement vulnérable aux pressions politiques, économiques et environnementales.
Étant donné les fluctuations macroéconomiques soudaines dues aux tarifs imposés par les États-Unis, le risque d’une coupe budgétaire imprévue est fortement ressenti. Cette austérité ne serait pas sans précédent, comme l’a démontré en 2023 le drastique « resserrement budgétaire de 100 millions de dollars ». La situation étant plutôt désavantageuse à ce type de projet social, il risque d’être pointé du doigt par des entreprises y étant défavorables, qui appelleront à son démantèlement. Si cela se produit, il ne restera de ce projet idéaliste qu’une poignée d’agréables souvenirs de balades à pied et entre amis, au lieu d’un changement concret et radical.
D’autre part, cette initiative est aussi menacée par la perspective d’un virage politique dans les élections municipales, prévues en novembre 2025. En effet, Soraya Martinez Ferrada, la principale figure de l’opposition, s’est déjà exprimée en critiquant la forme qu’a prise ce projet, proclamant qu’elle serait en faveur d’une approche consultative, au risque de freiner l’élan actuel du projet.
Si nous mettons de côté la rhétorique politique et le jargon économique, le débat que ce projet suscite nous fait nous poser une question fondamentale : est-il possible de former une société cohésive dans un milieu fracturé par des barrières physiques et des idéologies individualistes ? Si nous continuons sur cette trajectoire, pouvons-nous nous imaginer perdre contact avec la réalité des rapports humains ; les lapsus, les sentiments, et les quiproquos vont-ils nous manquer, une fois seuls dans le siège passager de notre boîte en métal automatisée ?