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Engagement collectif durant la pandémie

La pièce Nos Cassandre au Théâtre Espace Libre.

Jade Lê

J’entre dans la salle de spectacle en ôtant mon badge d’hôpital et je perçois ces mots en lettres blanches projetés sur un écran noir. « Ce spectacle est dédié aux travailleuses et travailleurs humanitaires. » Une petite légion de spectateurs s’agite, produisant une vibration d’émerveillement et d’émotion avant même le début de la présentation. Cela préparait le terrain pour le déroulement de la pièce Nos Cassandre à l’Espace Libre, écrite par Anne-Marie Olivier et mise en scène par Frédéric Dubois.

Cette œuvre, autant contemplative que documentaire, suit la vie de Dre Joanne Liu (interprétée par Jade Barshee), urgentologue pédiatrique. Dre Joanne Liu a également été présidente internationale de Médecins Sans Frontières pendant six ans. C’est durant cette période qu’elle identifie les lacunes des systèmes politiques, et en appelle à une solidarité sans faille. Elle décide alors de collaborer avec Frédéric Dubois pour raconter sous une approche artistique son parcours. Ainsi, la figure mythique de Cassandre apparaît : celle qui a prédit la chute de Troie, mais que personne n’a crue. Qu’en est-il aujourd’hui ? Sommes-nous prêts à écouter les Cassandre de notre époque ?

« Deux drames se croisent et se répondent : la chute de Troie avec Cassandre l’oracle, et le récit biographique de Dre Liu »

Tout le long de la pièce, nous accompagnons la docteure dans des zones de guerre, ou régions détruites par des catastrophes naturelles, alors que des questions de solidarité, d’engagement collectif et de responsabilité citoyenne émergent.

L’histoire commence en 1975, par une anecdote qui présageait déjà la prise de conscience de citoyenneté internationale de Dre Liu : alors enfant, Joanne déclare la pomme verte être son fruit favori. Lorsqu’elle apprend
plus tard que ces dernières sont importées d’Afrique du Sud, alors aux prises avec l’apartheid, Joanne arrête soudainement sa consommation de pommes vertes, qui lui rappellent la souffrance d’un pays lointain. L’envie de Dre Liu de travailler au service de ceux qui sont exploités s’est imposée comme une mélodie de basse soutenant
la symphonie de tout un cheminement en interventions humanitaires, inspirée par la lecture de l’ouvrage Et la Paix, docteur ? du Dr Jean-Pierre Willem. Dans plusieurs monologues biographiques, Dre Liu réalise un examen clinique des plaies de l’humanité : cruautés, conflits, exploitation, hypocrisie, incohésion sur des continents lointains et chez nous en même temps. En parallèle, seule face au spectateur, l’oracle Cassandre décrit la situation en Libye, la perduration de ces champs de bataille où c’est « chacun pour soi, et tant pis si c’est toi » et nous signale ainsi que l’humanité est malade.

Afin de guérir la maladie, la pièce prescrit une prise de conscience collective. À travers la figure mythologique grecque de Cassandre, oracle qui intervient aux points d’inflexion du tracé des évènements, Dubois et Olivier tentent de nous mettre en garde contre la tragédie de Troie de notre génération. Deux drames se croisent et se répondent : la chute de Troie avec Cassandre l’oracle, et le récit biographique de Dre Liu. L’un distant et oublié, l’autre proche et actuel, qui nous signale l’urgence de la demande de changement. « Si tu crois que t’y arrives pas, t’y arrives », lance Dre Liu à son amie d’enfance Annie (interprétée par Phara Thibault) ainsi qu’au public pour encourager notre « [refus] de s’habituer à la mort », en citant Albert Camus.

Le projet Nos Cassandre est né de l’amour de l’art dans lequel Dre Liu reconnaît un puissant antidote aux moments lugubres. Cet antidote à la souffrance, qui n’est pas seulement la sienne, mais celle de huit milliards d’êtres humains, prouve l’existence d’une identité invisible, partagée.


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