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Elle s’appelait au féminin

La fin d’un chapitre. 

Marie Prince | Le Délit

La mémoire. Que reste-t-il des choses qui s’évaporent ? Des choses dont on cesse de prendre soin ? Que l’on cesse de nourrir ? Qui n’ont existé que pour un temps, mais qui marquent si intensément nos coeurs ? Le thème de cette édition résonne d’une façon bien particulière pour Au Féminin, car il s’agit de la dernière fois que la section est publiée au sein du Délit, la dernière fois que, pour elle, de nouveaux articles sont écrits. La dernière fois que j’écris un article pour ma section. Ma section que j’ai créée de toutes pièces pour parler de ce qui me fait le plus vibrer, parler de philosophie, de politique, d’affaires, de sexualité… au féminin. Donner à des sujets passionnants une couleur plus personnelle et créative et des nuances plus sensibles, écrire avec toute la force de ma féminité, pour faire vivre au sein du journal, au sein de notre université, le féminisme.

« Dans notre journal, aura existé un espace dédié aux pensées, aux expériences et aux réflexions féminines d’une époque. Nous avons eu notre espace, celui dont Viriginia Woolf rêvait. Notre espace pour nous écrire. Un espace de liberté »

Défi relevé ?

Lorsque Au Féminin a été créé, on craignait qu’il n’y ait pas assez de sujets à aborder, que la section soit trop excluante et niche pour capter l’attention de son lectorat et ses écrivaines, que la section tourne en rond, tandis que je voulais parler du monde avec la même ferveur que le font les regards neutres et masculins. Alors, les contributrices et moi-même avons montré que le regard féminin, dans toute sa subjectivité, peut en dire autant sur le monde, et parvient même parfois à mieux en percevoir les contours. Chacune a pu démontrer, argumenter, prouver, aborder et revendiquer. Chaque semaine, le journal a fait vivre avec fierté les mots au féminin. Sans honte, le blanc de nos feuilles a fait ressortir l’écriture inclusive, les milliers de « e » et les prénoms aux sonorités si féminines. Parce qu’il y a tant à dire, j’aurais encore pu écrire durant des années, mais je suis déjà si fière de cette section, et de ce qu’elle est devenue. Nous avons parlé de révolution sexuelle, de lutte sociale, de confiance en soi, de mode, de positivité corporelle, d’intersectionnalité et de handicap. Deux violonistes nous ont même fait l’honneur de nous parler de leur parcours, de musique et de sensibilité. Pour l’édition spéciale sur la sexualité, la section a abrité un débat sur la pilule contraceptive, les expériences honnêtes d’étudiantes qui entretenaient des relations à distance, et un article qui me tenait particulièrement à coeur, sur les représentations des femmes au cinéma, en particulier au travers du sous-genre Rape and Revenge. Nous ne nous sommes pas arrêtées là, Au Féminin a pris le temps de l’été pour chercher de nouvelles inspirations chez les écrivaines, artistes et activistes qui font vivre notre société. Dès la rentrée, Layla a rédigé un article sur la Coupe du monde féminine de soccer, à côté de laquelle nous ne pouvions pas passer. Puis, il était temps de rendre hommage aux femmes ayant marqué mon été ; j’ai écrit sur Reality Winner. Ensuite, nous avons parlé d’engagement à l’université, de l’histoire littéraire des femmes, du regard masculin dans l’art, le cinéma et la société de consommation, du test de Bechdel, d’éducation sur la sexualité et l’identité de genre, et du culte de la femme-enfant en littérature. Une grande partie de la réalité humaine est intrinsèquement féminine, pour le meilleur, mais malheureusement aussi pour le pire. Avoir une section qui ne pense qu’à celles qu’on évince sans cesse de l’actualité est ainsi vital, en temps de guerre particulièrement. Lorsque les tensions au Moyen-Orient se sont ravivées, et ont fait trembler de tristesse notre conseil éditorial, j’ai écrit sur les violences contre les femmes et les filles en temps de guerre, pour ces victimes dont nous devons nous souvenir. J’ai aussi rédigé une ode à l’ennui, une réflexion sur le temps qui passe, quand les injonctions dictent de plus en plus l’existence féminine. Margaux a écrit sur les poils, avec une insolence saillante, mais si nécessaire, et finalement Au féminin a partagé son guide de voyage solitaire.

« Chaque semaine, le journal faisait vivre avec fierté les mots au féminin »

La section a vraiment vécu et retrace maintenant quelques réflexions des étudiantes de notre temps. Alors à toutes les merveilleuses contributrices qui ont fait vivre un projet que j’aime tant : merci.

Qu’en restera-t-il ?

Maintenant, il semble qu’il est temps de tourner la page. Littéralement. Pour laisser place à de nouveaux esprits. Cela veut-il dire qu’ Au Féminin a fait son temps ? Je crois que cela veut surtout dire qu’ Au Féminin est lié à qui je suis, et qu’il est maintenant temps pour d’autres de parler de ce qui les anime. Et je crois surtout que la section existera toujours, à travers les réflexions qu’elle a engendrées chez nos lecteur·rices, à travers les discussions et débats qu’elle a fait naître au sein de notre conseil éditorial et de toutes les possibilités qu’elle a offertes. Elle ne disparaît pas, elle fait maintenant partie de l’histoire du Délit, sa mémoire sera inscrite dans les archives, et je ferai lire les copies sur lesquelles elle était imprimée pendant des années encore. Les archives de journaux gardent en eux les pensées, les intentions et les problématiques d’un temps. Ils révèlent toute l’essence d’une époque, d’une communauté, d’un environnement. Tout ? Vraiment ? Comme Virginia Woolf le déplorait déjà en 1929, les femmes ont toujours manqué de cet espace physique et mental qui leur soit propre pour pouvoir créer, penser et exister en toute liberté. Alors, l’Histoire comme elle nous a été racontée ne dit souvent que très peu des expériences féminines, et on visualise les femmes du passé comme ces créatures soumises et enchaînées, qui n’ont que très peu apporté au monde. Mais ont-elles vraiment été si absentes de l’histoire ou n’avaient-elles justement pas cet espace pour se raconter ? Dans notre journal, aura existé un espace dédié aux pensées, aux expériences et aux réflexions féminines d’une époque. Nous avons eu notre espace, celui dont Virginia Woolf rêvait. Notre espace pour nous écrire. Un espace de liberté.

« La section a vraiment vécu et retrace maintenant quelques réflexions des étudiantes de notre temps. Alors à toutes les merveilleuses contributrices qui ont fait vivre un projet que j’aime tant : merci »

Au Féminin vous dit au revoir. Je suis fière d’avoir eu la possibilité de créer une section qui a pu rendre hommage à tout ce que le féminisme m’a apporté. Je suis fière d’avoir pu le partager. Et je remercie mon équipe de m’avoir fait confiance, et d’avoir fait vivre la section par toutes leurs recommandations et objections. Je n’arrêterai pas d’écrire, car les mots existent à travers le temps et me rappellent de croire en mes doutes. Il y a eu un temps où je criais les mots sur les murs, ceux des collages contre les féminicides, où je les confinais dans les tréfonds de mes journaux intimes, où je les donnais à mes professeurs sans comprendre leur sens, où je les laissais hanter mon existence. Ici les mots, ils étaient pour vous aussi. J’espère qu’ils vous ont inspiré·e·s. Et surtout qu’ils vous rappelleront toujours, d’épouser votre féminité, de la brandir comme vous le souhaitez et de la laisser vous guider.


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