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Les tensions entre l’Inde et le Canada

Le Délit s’est entretenu avec le Professeur Daniel Béland.

Jade Lê | Le Délit

Le 18 septembre dernier, le premier ministre canadien, Justin Trudeau déclarait devant la Chambre des communes du Canada être en possession d’« éléments crédibles selon lesquels il existerait un lien possible entre les agents du gouvernement de l’Inde et le meurtre de Hardeep Singh Nijjar [un leader sikh, ndlr], citoyen canadien (tdlr) ». Cette déclaration, qualifiée d’« absurde » par le gouvernement indien a déclenché une crise diplomatique menant à la suspension de la délivrance de visas par l’Inde aux ressortissants canadiens. Afin de mieux comprendre les origines et les implications de cette escalade diplomatique, Le Délit s’est entretenu avec Daniel Béland, directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill (IÉCM).

Des tensions en filigranes

Le 18 juin dernier, Hardeep Singh Nijjar a été assassiné en Colombie-Britannique. Militant pour la création d’un état sikh indépendant, le Khalistan, Nijjar était considéré comme un terroriste par le gouvernement indien depuis 2020.

Nijjar était une figure importante de la diaspora sikh canadienne, la plus large au monde, représentant 2% de la population totale du Canada. Pr Béland nous l’a précisé lors d’une entrevue : « Beaucoup de Sikhs sont arrivés dans les années 1980, dont la personne qui a été assassinée, alors que le mouvement nationaliste sikh était très actif au Punjab [un état indien, ndlr]. Mais cette cause est aujourd’hui moins mobilisatrice et moins présente. Au sein de la communauté sikh canadienne, il y a donc des éléments qui sont plus indépendantistes ou plus nationalistes que ce qu’on voit en moyenne aujourd’hui au Punjab. »

Nijjar était actif depuis le Canada dans l’organisation de référendums non officiels pour la création du Khalistan, avec l’organisation Sikh for Justice. L’un d’eux, organisé en juin dernier, avait fait parler de lui. Dans un défilé organisé dans le cadre d’un référendum à Brampton, en Ontario, on pouvait voir un tank allégorique célébrant l’assassinat de la première ministre Indira Gandhi par ses gardes du corps sikhs en 1984. Le ministre indien des affaires étrangères avait alors adressé des critiques au gouvernement Trudeau, déclarant qu’il « existait un problème [au Canada, ndlr][…] concernant l’espace accordé aux séparatistes, aux extrémistes et à ceux qui prônent la violence ».

Interrogé sur les tensions historiques entre le Canada et l’Inde au sujet de la diaspora sikh, Pr Béland nous a confié : « Il y a toujours eu des tensions en filigrane sur ce sujet, mais pas nécessairement à l’avant scène. Le gouvernement canadien est conscient depuis des décennies des préoccupations du gouvernement indien sur la présence de nationalistes sikhs sur son sol. Mais avec Modi [le premier ministre indien, ndlr], l’Inde a adopté une approche plus pugnace, plus revendicatrice sur la question. » Cependant, il a souligné : « Il ne faut pas oublier qu’il y a des rapports forts entre l’Inde et le Canada, commerciaux et interpersonnels. 4% de la population est d’origine indienne, dont la moitié sont sikhs. Beaucoup voyagent en Inde et il y a un grand nombre d’étudiants étrangers indiens qui sont au Canada. Avec le débat sur les ingérences étrangères chinoises, le Canada a investi davantage dans sa relation avec l’Inde. »

« Il y a toujours eu des tensions en filigrane sur ce sujet, mais pas nécessairement à l’avant scène. »

Professeur Béland

L’escalade diplomatique

Si la déclaration de Trudeau devant la Chambre des communes le 18 septembre dernier a été qualifiée d’improvisée par de nombreux médias, le premier ministre était acculé, comme nous l’a confié Pr Béland. « Est-ce qu’il avait vraiment le choix ? Non, parce que le Globe and Mail allait sortir la nouvelle. Et donc, comme Trudeau était accusé de ne pas avoir fait assez pour contrer l’influence étrangère chinoise, il a décidé d’être transparent au sujet de la situation indienne. »

Dans la foulée de cette déclaration, le gouvernement indien a rejeté les accusations, puis les deux pays ont entamé des représailles en expulsant chacun un diplomate de leur territoire. Le 20 septembre dernier, le ministère des affaires étrangères indienne avait invité « tous les ressortissants indiens présents sur place et ceux qui envisagent de voyager au Canada à faire preuve de la plus grande prudence ». Les tensions ont atteint leur paroxysme le lendemain, lorsque l’Inde a annoncé suspendre le traitement des visas des ressortissants canadiens, avant de connaître un début de désescalade le 26 septembre dernier. En déplacement à New York à l’occasion de l’assemblée générale des Nations Unies, le chef de la diplomatie indienne a déclaré que « s’il y a un incident qui pose problème et que quelqu’un me donne des informations précises en tant que gouvernement, bien entendu que j’examinerais la question ».

Interrogé sur ce début de désescalade, Pr Béland nous a affirmé : « Je pense que nos alliés, certainement les États-Unis, se sont probablement appliqués à essayer de calmer le jeu et à faire pression sur l’Inde. C’est possible que certaines des informations qu’on a obtenues des services secrets proviennent de la CIA. Les Américains étaient probablement au courant de l’ingérence indienne. Le Canada et l’Inde, je ne dirais pas que c’est David et Goliath, mais ce ne sont certainement pas des puissances du même ordre. Je pense que le Canada a besoin de ses alliés dans ce dossier-là, surtout des États-Unis. Parce que Modi n’écoutera probablement pas Trudeau, mais peut-être Biden. » Trudeau se retrouve désormais isolé sur la scène internationale, et ce depuis le G20 qui s’est clôturé à New Delhi, en Inde, le 10 septembre dernier. Le premier ministre canadien avait dû subir les remontrances publiques de Narendra Modi sur l’approche laxiste du Canada envers les extrémistes sikhs sur son sol. Interrogé sur l’isolement du gouvernement Trudeau, Pr Béland a tenu à préciser : « Ce n’est pas un isolement total. Les États-Unis ont quand même apporté un appui, bien que nuancé. Mais je pense que Trudeau espérait avoir plus de soutien sur la scène internationale. Cependant, il faut faire la différence entre ce qui est dit en public, et ce qui se fait derrière les portes closes. »

Les implications domestiques

L’escalade diplomatique entre les deux pays a aussi eu des conséquences au Canada. Au-delà des implications commerciales, cet événement a ravivé les tensions au sein de la communauté indienne. Pr Béland nous a précisé : « Ça a un coût économique certain : le Canada était en pleine négociation sur une entente de libre échange avec l’Inde, qui est désormais suspendue. Mais il y a aussi un coût pour la diaspora indienne. Il ne faut pas oublier les divisions internes au sein de la communauté indienne au Canada. Ce n’est pas une communauté homogène. La moitié sont sikhs, mais il y a aussi beaucoup d’hindous, qui soutiennent le gouvernement Modi. »

L’Université McGill, contactée par Le Délit et interrogée sur l’impact des tensions diplomatiques sur la communauté mcgilloise, nous a répondu : « Nous comprenons que les tensions diplomatiques actuelles entre le Canada et l’Inde peuvent avoir un impact réel sur la vie quotidienne de nos étudiants indiens et de ceux d’origine indienne, leur causant de l’incertitude et de la détresse. Nos étudiants apportent sur nos campus et dans nos salles de classe une grande diversité de langues, de points de vue et de parcours. L’Université continuera de favoriser une atmosphère d’ouverture où tous sont les bienvenus et encouragés à participer à l’échange enthousiaste d’idées. »

« Ça a un coût économique certain : le Canada était en pleine négociation sur une entente de libre échange avec l’Inde, qui est désormais suspendue. »

Professeur Béland

Si les tensions avec l’Inde ont rapidement été éclipsées par l’ovation d’un ex-nazi à la Chambre des communes et par la démission de son président, le retour à la normale prendra du temps. Pr Béland nous a assuré : « Je suis optimiste, mais de façon prudente. On a changé d’agenda politique, mais les relations avec l’Inde, ça va prendre des mois et des mois, sinon des années à revenir à la normale. »


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