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Les femmes écrivent, qu’on le veuille ou non

Retour sur l’histoire littéraire des femmes.

Clément Veysset | Le Délit

Comme le rappelle la plateforme Gallica de la Bibliothèque nationale de France (BnF), lorsqu’« elles [les écrivaines, ndlr] n’ont pas été complètement invisibilisées par les institutions littéraires, elles sont souvent décrites dans les dictionnaires et les manuels comme la muse, le prête-nom, la femme, la fille ou l’héritière intellectuelle d’un écrivain ». Les autrices sont-elles alors réellement absentes de notre histoire et culture littéraire ? Pourquoi les livres édités et lus, ayant été rédigés par des femmes sont-ils si rares ? Comment ont-elles été évincées de l’histoire ?

Les écrivaines disparues

Contrairement à ce que notre éducation et l’histoire tendent à nous apprendre, les femmes ont rédigé une grande quantité d’œuvres au cours de l’histoire. Et si on se souvient en général d’écrivaines d’époques récentes comme Jane Austen, elles écrivent en réalité depuis bien plus longtemps. Parmi elles, on compte Sappho, poétesse majeure de l’Antiquité, connue pour ses textes sur son attirance envers les femmes ; Marie de France au Moyen Âge, qui est la première femme en Occident à avoir écrit en langue vernaculaire plutôt qu’en latin ; ou encore Germaine de Staël au 17e siècle, auteure d’essais philosophiques et de romans tels que Delphine et Corinne ou l’Italie. Néanmoins, aussi novatrices et qualitatives que soient leurs œuvres, elles sont nettement moins lues que celles des hommes et, en général, oubliées par la plupart d’entre nous. Pour ce qui est des siècles antérieurs, il est difficile d’évaluer le pourcentage d’œuvres d’écrivaines qui étaient lues par tous, en particulier avant l’invention de l’imprimerie en 1453. Toutefois, les exemples de discrimination lourde auxquelles elles faisaient face nous laissent imaginer les difficultés auxquelles les femmes étaient confrontées.

Au 19e siècle, en Irlande, l’écrivaine Frances Hoey publie secrètement ses romans en utilisant, avec son accord, le nom de Edmund Yates, un écrivain et journaliste populaire de l’époque, afin d’avoir plus de chance d’être lue. Quelques années plus tard, alors que des interrogations concernant l’auctorialité des œuvres apparaissent, l’un des éditeurs publie une accusation contre les deux auteurs pour avoir menti à la maison d’édition. Il leur reprochait avoir permis à Frances Hoey de signer un contrat d’un montant supérieur à ce qu’elle aurait pu recevoir en signant avec son propre nom, celui d’une femme. Plus récemment, une étude sur la place des femmes en littérature, réalisée en 2016, révèle que dans les manuels scolaires, sur 13 192 occurrences de noms non fictifs, seuls 6,1% sont ceux de femmes, et 3,7% ceux d’autrices. Durant les siècles précédents, les écrivaines n’ignorent pas cette invisibilisation, et les choix qu’elles font pour y remédier ne font que renforcer l’essence même du problème. En effet, certaines écrivaines font alors le choix de signer leurs œuvres avec un nom masculin, afin d’augmenter leurs chances d’être publiées et lues. Parmi les plus connues, Mary Ann, romancière anglaise du 19e siècle, a utilisé le surnom George Eliot ; l’écrivaine française Amantine Aurore Lucile Dupin était publiée sous le pseudonyme de George Sand ; et Elsa Triolet, femme de lettres française, sous le nom de Laurent Daniel. Bien que les deux dernières soient régulièrement citées comme amante ou muse d’Alfred de Musset et de Louis Aragon, elles étaient avant tout les autrices talentueuses d’un nombre très importants de romans, nouvelles, pièces de théâtre, ainsi que de nombreuses traductions.

Si ces femmes tentent de contourner les pratiques discriminantes établies afin d’être lues, c’est parfois plus compliqué pour d’autres, notamment en raison des mécanismes de consécration qui les empêchent d’accéder à une éducation équivalente à celle des hommes. Pendant de nombreux siècles, l’instruction est différenciée entre les hommes et les femmes, alors ces dernières doivent apprendre à lire et écrire de manière autodidacte. Malgré les moqueries autour de leur calligraphie, les écrivaines s’entraident et finissent même, à partir du 17e siècle, par dominer le genre épistolaire. Parmi les plus grandes épistolières, on retrouve Madame de La Fayette et Madame de Sévigné, toutes deux à l’origine d’un immense réseau de lettres. Plus tôt dans l’histoire littéraire, on trouve les pionnières Christine de Pizan et Hélisenne de Crenne, dont l’œuvre épistolière est moins importante que leur œuvre romanesque, mais demeure tout de même notable.

Petit à petit, les femmes prennent de l’importance en littérature et se servent dès lors de leur visibilité grandissante, notamment pour combattre les inégalités entre les sexes. Au cours des siècles, on retiendra par exemple Mary Wollstonecraft, philosophe féministe du 18e siècle, Virginia Woolf, écrivaine militante pour l’éducation des femmes et leur place par rapport aux hommes dans la société victorienne du 19e siècle, ou encore Simone de Beauvoir, considérée comme une figure majeure du féminisme à partir du 20e siècle, grâce à son œuvre Le Deuxième Sexe, qui revient sur les origines culturelles, historiques et biologiques des inégalités entre les hommes et les femmes. Ces femmes, parmi tant d’autres, se battent pour la cause féminine à travers leurs œuvres et, à leur échelle, ont permis une avancée dans le combat pour le droit des femmes.

Et aujourd’hui ?

Même si depuis les premières écrivaines et les premiers récits féministes, les droits des femmes ont beaucoup évolué, permettant une diffusion plus importante des écrits et de la parole des femmes en littérature, on peut difficilement affirmer avoir atteint l’égalité. Dans une enquête réalisée en 2017, Le Monde revient sur les chiffres des prix littéraires français et révèle les inégalités dans la quantité de lauréates féminines dans une très grande majorité de prix, mais aussi dans la formation des jurys. Le prix Goncourt, le plus ancien et l’un des plus prestigieux prix littéraires français, n’a récompensé que 12 femmes sur les 119 prix décernés depuis 1903. Le prix est d’ailleurs à l’origine discriminatoire car il a été fondé par Edmond de Goncourt, en vue de récompenser un auteur masculin uniquement. La première femme primée sera Elsa Triolet, et cela n’arrivera qu’en 1944. Quant à la composition des jurys de prix, celle du Goncourt, mais aussi du Renaudot et du Médicis, pour ne citer que ceux-là, est majoritairement masculine, à l’exception des prix Fémina et Elle, dont le jury est constitué uniquement de femmes. En 1904, des collaboratrices du magazine La Vie heureuse jugeant le Goncourt misogyne créent le prix Fémina qui sera, et demeure à ce jour, composé d’un jury exclusivement féminin. 

D’un point de vue international, le prix Nobel de littérature ne fait pas exception en termes d’inégalités. Même si depuis les années 90, de plus en plus de femmes deviennent lauréates du prix, le pourcentage d’autrices récompensées ne dépasse pas les 30% par décennie. Au Québec, une étude de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) nous dévoile que les prix littéraires ont été décernés de manière presque égale au cours de la période d’enquête, mais que les inégalités demeurent dans les montants des récompenses monétaires associés aux prix. En effet, les hommes sont récompensés par des sommes moyennant 10 966,67$, tandis que les femmes reçoivent en moyenne 4 691,37$, c’est-à-dire moins de la moitié de ce que remportent les hommes. Selon les statistiques que présente l’UNEQ dans son étude, les neufs éditeurs sondés ont reçu autant, voire plus de manuscrits écrits par des femmes, mais la disparité persiste dans la quantité publiée. Dans sa conclusion, l’UNEQ explique que les préjugés dévalorisant les femmes se révèlent notamment à l’étape de sélection et de publication des œuvres.

« Même si depuis les premières écrivaines et les premiers récits féministes les droits des femmes ont beaucoup évolué, […] on peut difficilement affirmer avoir atteint l’égalité »


Qu’en retenir ?

Le monde littéraire est encore très marqué par les inégalités entre les femmes et les hommes sur de nombreux points. Les femmes doivent toujours vivre le même combat que leurs consoeurs des siècles précédents, mais il est désormais clair qu’il n’est pas vain. Auparavant totalement absentes des cercles de lettrés, elles sont désormais un pourcentage bien plus important du domaine littéraire, représentant plus de 70% de la part étudiante en études littéraires en France en 2021. Même si, comme nous l’avons vu, elles sont moins primées que leurs homologues masculins, la tendance est à l’égalité. Par exemple, au cours des dix dernières années, le prix Nobel de littérature a récompensé autant d’hommes que de femmes. Ce retour sur l’histoire littéraire féminine nous permet de porter un regard sur l’évolution qu’a observée la condition des femmes de lettres, tout en s’en inspirant pour poursuivre le combat entamé il y a déjà bien longtemps.


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