Aller au contenu

Alain Deneault est-il un sonneur d’alarme ?

Hidden Paradise au Théâtre Prospero : dénoncer l’évasion fiscale. 

David Ospina

Hidden Paradise, pièce imaginée par Alix Dufresne et Marc Béland, a été jouée, dansée, criée, plusieurs fois déjà, au Canada, en Belgique et en France. Son texte est le verbatim d’une entrevue radiophonique d’Alain Deneault accordée en février 2015 à Marie- France Bazzo au sujet des paradis fiscaux. Elle fait son retour au Prospero pour quelques dates seulement. C’est un message qui doit être écouté, compris, et mis en action.

Mettre en scène une « escroquerie légalisée »

Philosophe, professeur d’université et essayiste, Alain Deneault, l’auteur de l’essai Paradis Fiscaux : la filière canadienne (2014) dénonce depuis près de deux décennies le coût social de l’évasion fiscale, soit la pratique qui consiste au détournement délibéré de la loi fiscale par des entreprises et des citoyens souhaitant « payer moins d’impôts ». Lors de l’entrevue, le philosophe dénonce avec passion et éloquence ce qu’il qualifie
« d’escroquerie légalisée ».

L’actrice, Alix Dufresne, et l’acteur, Frédéric Boivin, entrent sur une scène nue. Ils déroulent un tapis, allument une radio qu’ils ont fait rouler jusqu’au centre de la scène et restent silencieux tandis que l’audience écoute l’entrevue, peuplée des questions en apparence anodines de Marie- France Bazzo : « Qu’apprend-on de nouveau sur la manière dont les banques contribuent à l’évasion fiscale ? », et des réponses tranchantes, alarmantes, sortant de la bouche radiophonique du philosophe Deneault. 

Intensifier la portée d’un message

Nous entendons l’entrevue une première fois. La deuxième fois, Dufresne et Boivin incarnent Bazzo et Deneault, reprenant jusqu’au moindre tic de langage, à la moindre hésitation, et se prêtent à une danse étrange qui n’affecte en rien leur performance vocale. Les troisième, quatrième, cinquième, sixième fois tordent de plus en plus le texte, et les corps, eux aussi, se prêtent à des torsions de plus en plus déroutantes, presque inquiétantes. Les lumières s’éteignent graduellement dans la salle. Une intensité d’abord drôle, puis de plus en plus dérangeante, découle lentement de l’absurdité de ces paroles répétées tant de fois, de ces réalités odieuses que nous connaissons, que nous entendons, et qui pourtant ne parviennent pas à ébranler le cours des choses : les ultra-riches dissimulent leurs fortunes et les banques en tirent profit. Cette répétition, comme un martèlement du message aux oreilles et aux yeux de l’auditoire, rend compte de l’importance qu’il soit. « Cela n’est pas un problème lointain, réservé aux plus aisés. L’évasion fiscale est un problème qui nous touche au quotidien. […] En temps de politiques d’austérité, on nous dit que nous avons un problème de dépenses, mais […] c’est un problème de revenus. L’argent qui est détourné chaque année représente une dette sociale non payée par les plus fortunés, ceux-là mêmes qui ont utilisé les fonds des contribuables via les financements gouvernementaux pour démarrer leurs entreprises. »

« Une intensité d’abord drôle, puis de plus en plus dérangeante, découle lentement de l’absurdité »

À la fin, l’entrevue joue au ralenti — on entend la moindre subtilité de l’enregistrement sonore, ça grince, ça agresse l’oreille — les acteurs font de la synchronisation labiale et le texte a perdu toute signification. L’effet est absurde, effrayant et génial : ce spectacle, où texte et corps sont littéralement matériau, matière plastique à façonner, à tendre et à compresser, pointe à merveille vers la troublante réalité des paradis fiscaux.

Hidden Paradise aura eu l’ingéniosité de transférer ce message radiophonique, depuis la sphère de l’information, vers un registre artistique, pour d’autres audiences. Avant la pièce, Philippe Cyr et Vincent de Repentigny, codirecteurs généraux du Théâtre Prospero, appellent à célébrer les reprises, à faire jouer plus longtemps les bons spectacles. Ici, non seulement s’agit-il d’un bon spectacle qu’il a été judicieux de vouloir refaire, mais c’est également un message à transmettre impérativement. C’est un appel à l’action qu’il faut crier sur tous les toits.


Dans la même édition