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Quand la pêche tourne mal

Le chat sort toujours du sac quand il est question de catfishing.

Violette Moukhtar

Faire des rencontres à l’ère virtuelle comporte son lot de défis. Parmi ceux-ci se trouve la possibilité que la personne rencontrée par le biais de sites de rencontre ou autres réseaux sociaux ne soit en réalité pas celui·celle qu’il·elle prétend être. Le Délit a rencontré trois victimes de catfishing afin d’en apprendre un peu plus sur les implications de s’être fait leurrer par un·e voleur·euse d’identité.

Depuis le début des années 2000, le monde du net a été révolutionné par l’apparition d’une variété impressionnante de plateformes permettant de mettre en contact différent·e·s utilisateur·rice·s. De Myspace à Instagram ou Tinder en passant par Grindr, le nouveau siècle offre à sa jeunesse une multitude de façon de faire des rencontres, de former des amitiés virtuelles, et même d’aller plus loin. Les options en termes de relations romantiques se sont multipliées avec l’envol de sites de rencontres comme Hinge ou Bumble. Certaines plateformes, comme Tumblr ou Reddit, qui ne sont pas réservées exclusivement aux utilisateur·rice·s cherchant l’amour – ou quelque chose de plus charnel – ont aussi prouvé leur capacité à favoriser les rencontres plus qu’amicales.

Toutefois, Internet a tendance à inciter au mensonge, principalement en raison de l’anonymat que certain·e·s trouvent derrière leur écran d’ordinateur. Une étude datant de 2007 a estimé qu’environ 80% de ses participant·e·s se trouvaient plus enclin·e·s à mentir sur des attributs tels que la taille, l’âge et le poids lors de leurs interactions en ligne. À l’extrême se trouvent ceux·celles que l’on nomme les catfishs, qui choisissent pour leur part de mentir sur l’entièreté de leur personne. Ce sont des individus qui dupent intentionnellement d’autres personnes en créant des profils mensongers sur les réseaux sociaux, souvent dans le but de former des connections romantiques. Ceux·celles-ci utilisent généralement des photos qui ne sont pas les leurs ou des photos extrêmement modifiées au point de les rendre méconnaissables afin de duper ceux·celles avec qui ils·elles échangent. Ils·elles favorisent également des relations exclusivement en ligne, afin d’éviter d’avoir à dévoiler leur supercherie.

« Une étude datant de 2007 a estimé qu’environ 80% de ses participant·e·s se trouvaient plus enclin·e·s à mentir sur des attributs tels que la taille, l’âge et le poids lors de leurs interactions en ligne »

Tomber dans le piège

Le Délit a rencontré trois étudiant·e·s qui nous ont partagé leur histoire.

Le Délit (LD) : Pourrais-tu nous mettre en contexte et nous expliquer ton expérience avec un·e catfish ?

Luce : C’était en juillet 2021. Cet été-là, j’avais installé Tinder pour la première fois et du haut de mes 19 ans, je découvrais ce que c’était de dater après une longue relation de deux ans. À date, j’avais déjà rencontré quelques personnes et tout s’était très bien déroulé. Cette fois-là, j’étais au travail quand j’ai eu le match, c’était un gars qui correspondait parfaitement aux standards de beauté, et je me rappelle avoir swipe en me disant qu’il était hors d’atteinte, mais pourquoi pas. Ses photos étaient très posées, du genre Instagram. Il disait habiter à Londres, mais qu’il devait déménager à Montréal le mois suivant pour entrer à McGill. On a jasé un peu sur Whatsapp, application qu’il m’avait demandé de télécharger pour discuter. Au bout d’une heure, il m’a demandé des photos, à quoi je lui ai répondu d’aller voir mon compte Instagram. Il insistait pour avoir des photos prises en « live » (pas des nudes) et je lui ai répondu que j’étais au travail. Je me rappelle avoir commencé à douter en raison d’incohérences dans ses messages, notamment le fait qu’il évitait constamment mes demandes de voir ses réseaux sociaux. Bref, c’était bizarre, mais je me divertissais. Il m’a envoyé un selfie où il ne portait que des boxers, sans qu’on ne voie sa tête. La photo était radicalement différente de celles sur son profil : teint beaucoup plus pâle, qualité de photo très ordinaire et morphologie significativement différente. Je lui ai fait part de ma confusion et lui ai demandé une vidéo, ce à quoi il a trouvé une excuse. Je me souviens d’avoir blagué, en lui demandant s’il était un catfish. Il m’a immédiatement bloquée et a supprimé toutes nos conversations. J’ai pris ça pour un oui.

Luis : J’ai été victime de catfishing plusieurs fois par le passé. Je dirais que j’ai le plus souvent été catfish lors de mes brefs passages sur l’application Grindr, célèbre pour les hook-ups dans la communauté LGBTQ+. Les chances élevées de rencontrer un catfish sur Grindr sont inquiétantes. J’aimerais entamer mon anecdote en précisant que je ne suis pas idiot, mais il arrive qu’on soit vraiment inconscient qu’on est en train de se faire avoir. C’était le début de l’été 2022, j’étais chez moi et je cherchais quelque chose à faire, quelque chose
de fun. Je commence une discussion avec un gars de Grindr qui m’avait l’air intéressant, et il ne passe pas par quatre chemins. Ayant de l’expérience avec les catfish, je prends toujours mes précautions en demandant leurs réseaux, des photos prises avec certains objets, etc. Honnêtement, c’était bizarre dès le début, mais j’étais tellement in the mood que je ne me suis pas cassé la tête. Il m’a dit être plus vieux et ne pas avoir Instagram ou Snapchat, mais qu’il était à l’aise avec Whatsapp. Sur Whatsapp, on discute et il m’envoie quelques photos qui avaient l’air absolument réelles, sans quoi j’aurais mis fin à la discussion. On a fait nos plans, et il était censé venir à mon appartement. Quand je suis descendu pour lui ouvrir, je vous promets que j’ai figé. Genre, 15 crises cardiaques en l’espace d’un instant. Ce n’était pas le même homme que celui avec qui j’avais échangé toute la soirée. J’étais bouche-bée, et je savais qu’il savait où j’habitais. J’ai immédiatement contacté une amie pour lui signaler ce qui se passait, lui demander de garder un œil sur ma localisation, et d’appeler la police si jamais je ne répondais plus. J’ai envoyé les infos du gars à mon amie. J’ai demandé au gars de Grindr de rester dans l’entrée de mon bloc et je lui ai demandé de s’expliquer. Il est devenu hyper défensif quand il a vu que j’étais direct et que je lui verbalisais mon inconfort. Je l’ai mis en garde que ce genre d’action était illégale et que s’il revenait, je contacterais la police. Heureusement pour moi, rien de plus n’est arrivé.

« Je me souviens d’avoir blagué, en lui demandant s’il était un catfish. Il m’a immédiatement bloquée et a supprimé toutes nos conversations. J’ai pris ça pour un oui »

Jennifer : Il y a quelques années, j’aimais beaucoup me faire des amis virtuels sur des plateformes comme Reddit ou Discord. Un de mes amis était un gars qui m’avait dit venir d’Irlande. On se parlait par messages très fréquemment, et on s’échangeait souvent des selfies. Au bout d’un moment, la conversation est devenue sexuelle : je lui ai envoyé une photo de mes seins et lui de son pénis. On a continué à s’échanger des photos pendant quelques semaines, et on se rapprochait émotionnellement en parallèle. J’ai commencé à avoir des doutes après quelque temps. J’ai recherché quelques-unes de ses photos à l’aide de la recherche inversée par image de Google. C’est alors que j’ai réalisé qu’au moins une de ses photos provenait d’un subreddit de pornographie. Je l’ai confronté, et il a répondu rapidement qu’il devait s’être fait hacker et qu’il devrait donc supprimer son compte immédiatement. C’est ce qu’il a fait, et je ne lui ai jamais reparlé.

Alexandre Gontier | Le Délit

LD : Comment dirais-tu que tu t’es senti·e dans la situation ?

Luce : Ne prenant pas vraiment ces applications au sérieux, j’ai pris ça avec humour et comme une anecdote à raconter, mais je ressens toujours encore un inconfort quand un inconnu insiste pour obtenir des détails sur moi ou des photos. J’aurais très bien pu en révéler plus (trop) avant de me rendre compte de sa malhonnêteté.

Luis : Je me suis senti inconfortable, trahi, effrayé et un peu niais. Comme je l’ai dit, je suis généralement habile dans ce genre de situation. Je suis allé sur des dates où un cinquantenaire se présentait alors qu’il devait être dans la trentaine. J’ai senti que mon jugement avait failli, et que j’aurais pu faire mieux. J’aurais pu me faire kidnapper, me faire agresser, etc. Dans ma communauté spécifiquement, il y a des histoires d’horreur où des hommes gais se font assassiner. J’étais aussi gêné, étant donné que je lui avais envoyé des photos avec lesquelles il peut faire ce qu’il veut. Ce genre de situation est hautement problématique parce que tu te trouves dans une position où c’est relativement gênant d’en parler, mais où tu crains aussi pour ta sécurité.

Jennifer : J’étais sous le choc. Étant donné mon manque d’expérience auprès des gars, je m’étais attachée à lui très rapidement. Je me demandais si tout ce qu’il m’avait raconté n’était que des mensonges. J’avais la preuve que ses nudes étaient faux, mais je n’avais aucune idée si les selfies venaient réellement de lui. Maintenant que j’ai plus d’expérience, j’ai beaucoup de regrets par rapport à cette situation, et je pense que j’aurais pu l’éviter facilement. Je n’ai aucune idée de ce qu’il a pu faire avec mes nudes.

LD : Que conseillerais-tu à quelqu’un qui voudrait éviter de se voir piégé par un catfish ?

Luce : Je pense qu’il est crucial de vérifier que la personne possède un compte Instagram ou un Facebook qui a l’air réel. Il est important de demander des vidéos, de discuter longuement avec la personne et de porter attention aux détails puisqu’ils peuvent en dire long sur la légitimité de la personne.

Luis : Demande une photo. Je sais que ça peut être gênant de demander : « Peux-tu m’envoyer une photo de toi qui fait un peace sign ? » En toute honnêteté, c’est la meilleure façon de vérifier que la personne dit vrai sur son identité. Aussi, toujours, je répète, toujours, faire confiance à son instinct. Si on sent que quelque chose cloche, c’est probablement parce que c’est réellement le cas.

Jennifer : Mon conseil serait simplement d’éviter de s’investir dans des relations romantiques ou sexuelles avec des personnes qui évitent de parler au téléphone, par FaceTime, ou simplement de se voir en vrai. Avec les technologies qui existent aujourd’hui, je pense qu’il est assez simple d’éviter le catfishing si on se tient aux précautions mentionnées précédemment. Aussi, c’est super important de ne pas se laisser emporter par ses sentiments, surtout pas au point d’ignorer tous les red flags qui se présentent.

« Il est important de demander des vidéos, de discuter longuement avec la personne et de porter attention aux détails puisqu’ils peuvent en dire long sur la légitimité de la personne »

LD : D’où crois-tu que viennent les motivations de ces individus qui piègent d’autres personnes comme tu as pu l’être ?

Luce : Je crois que ça peut autant venir d’un manque d’estime de soi que d’idées malintentionnées, mais dans mon cas, j’estime que c’était principalement de l’insécurité. Cependant, je crois qu’il y a toujours un fond malsain quand on cherche à obtenir quelque chose d’une façon malhonnête. Il y aura toujours des cas plus extrêmes, qui terminent en drame, mais je crois que souvent ce sont les catfish qui souffrent le plus de leur manque de confiance.


Luis : Je crois qu’il y a forcément deux perspectives à considérer. Comme je l’ai dit, mon expérience avec ce genre de situation m’a montré que les gens qui volent l’identité des autres le font pour cacher des complexes, et pour se sentir mieux à propos d’eux-mêmes. Toutefois, ça n’enlève pas au fait qu’une autre part des catfish le font pour de mauvaises raisons, dans le but de blesser. Si je m’en tiens à mes expériences, je crois réellement qu’ils ne sont pas tous malintentionnés, et que ça part souvent d’un manque de confiance et d’une peur du rejet. C’est pour ça que j’ai l’impression que le catfishing est tellement dépassé, puisqu’en 2023, on est
de plus en plus ouverts sur les différences. On a des comités, des forums pour absolument tous les fétiches possibles. Si quelqu’un n’arrive pas à trouver la personne qui lui convient ici, il n’a qu’à chercher ailleurs. On devrait arrêter de se limiter aux horizons connus. Même si ça peut sembler difficile à croire, il y aura toujours quelqu’un qui saura nous aimer pour nous, sans besoin de se faire passer pour un autre.

Jennifer : Je pense que ça dépend de la personne. Dans ma situation, j’ai plutôt envie de dire que c’était quelqu’un avec d’énormes problèmes d’estime de soi, et qui souhaitait se faire passer pour un autre afin d’assouvir ses désirs d’attention. Pour eux, le catfishing est une façon de recevoir l’attention dont ils rêvent, sans risquer de se faire rejeter réellement. Cependant, ça ne rend pas pour autant ce genre d’agissements pardonnable.

« Ce genre de situation est hautement problématique parce que tu te trouves dans une position où c’est relativement gênant d’en parler, mais où tu crains aussi pour ta sécurité »

Poissons-chats : une espèce en voie de disparition ?

Les catfish, comme nous l’ont confirmé Luce, Luis et Jennifer, auront su être hautement astucieux afin de garder leurs réelles identités protégées par le passé. Ceci étant dit, comme Luis a su nous le rappeler, il n’y aurait plus de raison de se cacher derrière son écran en 2023, puisqu’il y en a vraiment pour tous les goûts de nos jours. Espérons donc que le futur saura corroborer cette hypothèse. 


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