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L’itinérance et le capitalisme

La marginalisation sociale par l’accumulation maximale du capital.

Margaux Thomas | Le Délit

En descendant à la station de métro McGill tous les jours, je croise une ou plusieurs personnes, celles que la société nomme « sans-abri ». Elles sont couchées par terre, courbées dans leur manteau et luttant contre le froid. Une coupe dans laquelle les gens déposent quelques pièces de monnaie se trouve à leurs pieds. À côté, un panneau en carton sur lequel les passants peuvent lire « Tout peut aider : nourriture, vêtements, couverture, etc. »

L’idée d’écrire cet article m’est venue non pas parce que je crois au socialisme, mais parce que le fait que ces gens soient appelés des sans-abris me paraissait incohérent. Le Canada est un pays riche ; Montréal est l’une des grandes villes du Canada ; bien plus encore, il y a aussi le manque de main‑d’œuvre. Par conséquent, je me questionne sur deux choses dans cet article : la prévalence de l’efficacité d’une économie de marché au détriment du bien-être de la société et le fait de marchander les valeurs morales de la société, seulement si l’échange nous procure un gain matériel. 

Analysant le travail de l’économiste Pierre Samuel Dupont de Nemours, Jean-Marc Daniel résume sa définition de l’économie de marché à « la combinaison de la liberté et de la concurrence, [en assurant, ndlr] un équilibre entre offre et demande, production et consommation, qui conduit à la croissance économique ». En supposant que l’élément fondamental de l’économie de marché soit la liberté, des questions morales fondamentales sont inévitables. Jusqu’où peut aller cette liberté ? Existe-t-il des obligations sociales ? Peut-on sacrifier un bien commun pour une suraccumulation du capital individuel, simplement parce que le marché est libre ?

Le philosophe politique américain Michael J. Sandel écrit que dans une économie de marché, « les relations sociales sont réaménagées à l’image du marché ». C’est dans cette optique que j’introduis ici le problème de l’itinérance dans une ville telle que Montréal. 

La documentation sur l’itinérance montre que les causes de l’itinérance à Montréal sont nombreuses et complexes. Les principaux facteurs soulevés incluent la pauvreté, qui accentue la difficulté de trouver un logement abordable ; les problèmes de santé mentale et de toxicomanie, qui nuisent, entre autres, à la capacité des gens à garder un emploi stable ; et les difficultés qu’ont les immigrants et les personnes réfugiées à s’intégrer dans la société. Bien plus encore, le manque de logement abordable se positionne comme un problème majeur, car la hausse des loyers peut rendre difficile pour une personne à faible revenu de se procurer un logement décent.

« Toutefois, la santé mentale n’est pas en elle-même un problème inévitablement inné »

Tous les problèmes évoqués ci-dessus entrent en conflit avec les pratiques d’une économie de marché où tout est attribué une valeur monétaire, où l’efficacité et la productivité du marché sont les lignes directrices du discours économique, et où la ligne décisionnelle de l’économie de l’État est d’une manière ou d’une autre conditionnée à satisfaire les récits et les fondements du capitalisme : la liberté de marché et la concurrence. Prenons par exemple le problème du manque de logement. Si le gouvernement décidait d’intervenir en y imposant un prix plafond, la conception naturelle de l’économie de marché ferait en sorte que cette décision soit fortement critiquée, parce qu’elle entraverait le plein potentiel de la capacité productive du marché. De plus, les bienfaits de cette décision n’auraient qu’un impact à court terme : les locataires seraient satisfaits et les itinérants affectés par la hausse des loyers trouveraient un logement. Cependant, à long terme, le marché économique prédit une pénurie des logements, parce que les propriétaires décideront simplement de ne plus produire ou de réduire la production des appartements. Selon cette logique, les personnes itinérantes affectées par le manque de logements sont condamnées à leur statut de sans-abris à cause des besoins d’accumulation et de production maximale du marché, dus à l’insatiabilité du système capitaliste.

L’incompatibilité entre le capitalisme et les valeurs morales est, à bien des égards, observée même par la façon dont chacun définit sa proximité et sa relation avec le monde extérieur. Je prends ici la relation qu’une personne qui se sent « libre » peut avoir avec l’individu dans la précarité. La morale nous convainc que glisser quelques pièces de monnaie dans le gobelet d’une personne itinérante est une bonne chose. Bien que je puisse croire que cela ne justifie pas une quelconque responsabilité sociale de la part de la personne qui donne, c’est l’un des seuls moyens offensifs qui restent à la disposition de la société, impuissante face à l’accumulation par la dépossession – définie par David Harvey comme la nouvelle forme néolibérale qui centralise la richesse dans les mains d’un groupe restreint. De plus, il est aussi évident qu’une autre idée rationnellement capitaliste nous vienne à l’esprit : prendre un dollar à une personne riche et le donner à une personne pauvre serait dangereux pour le bien-être du marché. En d’autres mots, le marché ne peut pas produire à son plein potentiel si certaines pièces de monnaie sont dépensées par des personnes qui ne travaillent pas, qui ne contribuent donc pas à la continuité du cycle de production. D’ailleurs, l’argent dépensé ainsi est vu comme une perte et un danger pour la personne en besoin. On prétend que ça pourrait la rendre dépendante. Pour une interprétation encore plus radicale, cette personne devient un « danger » pour la continuité du marché et de la société en général, parce que dans le modèle logique de l’économie de marché, sa situation d’itinérance est en train de nuire à la production maximale du capital.

« Le philosophe politique américain, Michael J. Sandel, écrit que dans une économie de marché, ‘‘les relations sociales sont réaménagées à l’image du marché’’ »

Toutefois, cette analyse purement capitaliste me paraît paradoxale. La question à se poser serait donc de savoir le potentiel sociétal qu’on pourrait atteindre si l’on s’occupait de la cause d’itinérance. Dans une perspective utilitariste, le bien-être collectif est primordial : le plaisir de s’occuper de nos familles, l’image qu’on donne sur la scène internationale, l’inclusion, l’insertion et l’intégration des personnes qui peuvent elles-mêmes apporter d’autres bienfaits et des changements socio-économiques dans la société. Mais tout ce beau discours ne peut pas être à l’agenda si nous pensons d’emblée que régler le problème d’itinérance est une cause perdue.

« La question à se poser serait donc de savoir le potentiel sociétal qu’on pourrait atteindre si l’on s’occupait de la cause d’itinérance »

Additionnellement, la santé mentale est soulevée comme une cause majeure de l’itinérance. Conséquemment, les débats sur comment régler cet enjeu sont réduits à la santé mentale, perçue comme une cause insoluble. Toutefois, la santé mentale n’est pas en elle – même un problème inné. Elle peut parfois être liée à d’autres dimensions. Par exemple, la documentation sur l’itinérance suggère que la perte de son logement entraîne une grande exposition aux problèmes de santé mentale. Dans une discussion académique que j’ai eue avec un ami sur le sujet, ce dernier m’a fait comprendre que « perdre son logement, c’est perdre bien plus qu’un bien matériel [parce que la personne] subit le poids émotionnel de cette perte ». Au défi financier auquel la personne en situation d’itinérance fait face s’ajoute celui de la santé mentale. Par conséquent, cette analyse suggère que si les décideurs commençaient à se pencher sur la crise de logement – plutôt que de penser à la maximisation nuisible du capital – cela pourrait représenter un premier pas décisif pour les personnes en situation d’itinérance. Dans la perspective où la question d’ordre économique était adressée de manière efficace, on pourrait espérer davantage d’assistance psychologique et, en fin de compte, de meilleures conditions générales pour la population itinérante de Montréal.


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