Aller au contenu

Le gouvernement péruvien à l’heure de la crise

Enquête sur la récente venue de membres du gouvernement péruvien au Canada.

Laura Tobon | Le Délit

Depuis le 7 décembre dernier, une crise politique et sociale d’envergure ayant fait plusieurs dizaines
de morts et près d’un millier de blessés sévit au Pérou. La récente visite du président du Conseil des ministres péruviens – Alberto Otárola – au Canada dans le cadre du Congrès de l’Association canadienne des prospecteurs et entrepreneurs (PDAC 2023) a provoqué de nombreuses réactions de la part de la communauté péruvienne installée au Canada

Une situation politique instable

En juillet 2021, Pedro Castillo, le candidat du parti marxiste-léniniste Perú Libre a été élu président du Pérou pour un mandat de cinq ans avec 50,1% des voix. Dès son arrivée au pouvoir, le président a dû faire face à deux défis majeurs : une capacité d’action limitée par une forte séparation des pouvoirs où un Congrès dispose du pouvoir de le destituer et une majorité parlementaire de droite ouvertement opposée à ses politiques. Le congrès lui a notamment interdit de mener des visites diplomatiques à l’étranger, comme au Vatican ou en Colombie, et a tenté de faire passer une motion visant à le destituer à plusieurs reprises, en mars et en novembre 2022 notamment. Face à cette opposition permanente et ces tentantives de destitution, le président Pedro Castillo a proclamé le 7 décembre 2022 l’état d’urgence et la dissolution du congrès péruvien.

À la suite de cette annonce qui fut perçue comme une tentative de coup d’État, le parlement s’est tout de même réuni et a voté la destitution du président par une majorité de 101 voix contre 19. Par la suite, le congrès a procédé à la nomination de Dina Boluarte – alors vice-présidente de la république – comme présidente par intérim. Le 7 décembre, le président Castillo a été arrêté, puis placé en détention provisoire pour une durée de 18 mois. Pedro Castillo risque aujourd’hui jusqu’à 10 ans de prison pour rébellion et conspiration.

Depuis le 7 décembre 2022, de nombreuses protestations menées par les partisans de Castillo ont éclaté dans l’ensemble du Pérou, exhortant la remise en liberté du président et contestant la légitimité de la présidente par intérim Dina Boluarte. Le gouvernement a rapidement répondu par une politique répressive, faisant usage de bombes lacrymogènes et d’armes à feu contre les manifestants. En plus de l’instabilité présente depuis l’entrée au pouvoir du président Castillo, c’est une réelle crise politique qui s’est installée depuis décembre. Les violences persistantes ont mené à la mort de plusieurs dizaines de personnes et plus d’un millier de blessés.

Les zones principalement affectées par la répression sont les zones rurales et les populations autochtones puisqu’elles manifestent davantage leur soutien au président Castillo, qui prônait une politique favorable aux travailleurs ruraux et agricoles. Le gouvernement péruvien se décharge de toute responsabilité vis-à-vis des évènements depuis janvier, accusant plutôt « des groupes violents » de « gérer le chaos ». Mais la communauté internationale n’en a pas jugé ainsi, et le comportement de l’État péruvien a suscité la réaction des principales organisations mondiales. Les experts de situations spéciales des Nations Unies et le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies ont notamment fait part en début mars de leur « profonde inquiétude vis-à-vis des allégations de répression, d’exécutions arbitraires, de détentions et de disparitions forcées de manifestants » au Pérou.

« Les violences ont mené à la mort de plusieurs dizaines de personnes et plus d’un millier de blessés »

Alors que de nombreux pays d’Amérique latine comme le Mexique, la Colombie et l’Argentine ont dénoncé l’emprisonnement du président Castillo et les violences perpétrées parle gouvernement de Boluarte, l’État canadien s’est plutôt rangé du côté du nouveau gouvernement intérimaire, soutenant la décision de destituer le président Castillo peu après les événements du 7 décembre. Cette position a suscité l’indignation de la communauté péruvienne au Canada. Depuis décembre, plusieurs associations ont mené des actions pour alerter le gouvernement canadien en ce qui concerne les violences commises au Pérou.

L’action des associations canadiennes

Dès janvier, à travers une lettre ouverte adressée au premier ministre du Canada Justin Trudeau parue dans Le Soleil, le Collectif de Solidarité Québec Pérou a alerté le premier ministre sur la situation afin d’inciter le Canada à « prendre position contre la répression au Pérou, le tout dans l’objectif que la pression internationale augmente et que les massacres et violations aux droits humains cessent ». Dans cette lettre, l’association dénonçait les pratiques du gouvernement péruvien et l’accusait notamment de la responsabilité de 48 exécutions extra-judiciaires, l’usage disproportionné de la force, l’utilisation d’agents de police en couverture civile ou encore de pratiques de détentions arbitraires accompagnées de torture et de violences sexuelles.

Le gouvernement canadien n’a pas réagi à cette lettre, et mis à part l’expression de son soutien à l’idée d’organiser de nouvelles élections présidentielles le plus tôt possible, l’État canadien semble continuer à soutenir le gouvernement péruvien provisoire.

En effet, comme le décrit le journal Toward Freedom, le Canada a des intérêts économiques majeurs au Pérou, particulièrement dans l’industrie minière où ses entreprises sont les principaux investisseurs. La chute du président socialiste Castillo et l’arrivée d’un gouvernement davantage libéral lui est donc relativement favorable.

Récemment, l’ex-ministre de la Défense et l’actuel président du Conseil des ministres du gou- vernement provisoire, Alberto Otárola, et d’autres représentants du gouvernement péruvien ont même été accueillis au Canada lors de la convention minière PDAC 23 se déroulant du 5 au 8 mars à Toronto. Cette convention réunit chaque année l’ensemble des acteurs de l’industrie minière canadienne et correspond à une rampe de lancement pour un grand nombre d’accords commerciaux dans le secteur minier canadien.

« De nombreuses protestations menées par les partisans de Castillo ont éclaté dans l’ensemble du Pérou et le gouvernement a rapidement répondu par une politique répressive, faisant usage de bombes lacrymogènes et d’armes à feu contre les manifestants »

Alors que le manque d’action du Canada pour s’opposer au gouvernement provisoire du Pérou était déjà une source de tensions au sein de la communauté péruvienne au Canada, l’accueil des représentants du gouvernement péruvien au Canada a encore davantage ravivé leur mécontentement. Dans un communiqué paru le 8 mars 2023, trois associations : le Collectif Solidarité Québec-Pérou, le CEDEPECA (Centro Democrático de Peruanos en Canada) et l’Association des étudiants péruviens de l’Université de Toronto, ont fait part de leur colère vis-à-vis de l’accueil de monsieur Otárola au Canada. Les trois associations mettent en avant le fait qu’Alberto Otárola a une responsabilité importante dans les violences perpétrées par le gouvernement péruvien depuis décembre dernier. Ils soulignent que le 25 janvier dernier, le ministre avait annoncé une bonification économique supplémentaire à l’« héroïque » et « glorieuse » police nationale qui se « charge avec professionnalisme de maintenir l’ordre interne » ; un soutien et une promotion des forces de l’ordre qui perpétuent les violences. De plus, le 9 janvier 2023, après le massacre de Juliaca dans la région de Puno ayant fait 18 morts et une centaine de blessés, Otárola avait, comme l’a fait la présidente Boluarte à plusieurs reprises depuis décembre, rejeté toute responsabilité concernant les violences et pertes humaines. Dans leur communiqué, les trois associations mettent donc en avant qu’Otárola fait activement partie de la dérive gouvernementale péruvienne, qui diabolise les manifestants et refuse de faire face à ses responsabilités. Les associations critiquent une nouvelle fois la passivité du gouvernement canadien, mais l’accusent aussi – du fait d’accueillir le ministre pour le PDAC 23 – de privilégier ses intérêts économiques à la vie de personnes péruviennes et de peuples autochtones.

Laura Tobon | Le Délit

L’avis des étudiants mcgillois

Dans un entretien pour Le Délit, Camila Loyola Rodriguez, une étudiante péruvienne de deuxième année de la Faculté de gestion de McGill, nous a fait part de la déception qu’elle éprouve vis-à-vis de l’invitation d’Alberto Otárola à Toronto. Selon elle,« le fait que la communauté internationale ferme les yeux devant ce qui ce passe au Pérou est vraiment triste, (tdlr) ». Elle ajoute que cela équivaut à légitimer les exactions commises par le gouvernement péruvien. De plus, elle considère que la crise politique et sociale au Pérou n’a eu qu’un faible écho médiatique à l’échelle internationale, « puisque les violences sont majoritairement commises dans les provinces péruviennes et moins à Lima, cela ne suscite pas assez d’intérêt » auprès de la presse internationale. Camila ajoute que le gouvernement canadien devrait plutôt prendre position contre les actions du gouvernement « afin de faire entendre les protestations » à l’étranger pour faire pression sur le gouvernement péruvien.

Face à cette crise politique qui ne fait qu’empirer l’instabilité politique du Pérou, le Canada est donc accusé par les associations de vouloir préserver ses avantages financiers au détriment de la population péruvienne, plus particulièrement les populations indigènes et rurales du pays. Cette situation semble d’ailleurs faire écho à une problématique du même genre au Québec, où les représentants autochtones critiquent le fait que les intérêts de leur population passent historiquement après les intérêts économiques des grands acteurs industriels.

Dans l’histoire québécoise, les populations autochtones ont souvent vu leurs terres menacées d’être exploitées par les acteurs économiques québécois, conduisant parfois jusqu’à de réelles tensions militaires. Cela fut le cas lors de l’été 1990 avec la « Crise d’Oka », une crise causée par un projet d’agrandissement d’un terrain de golf qui prévoyait d’empiéter sur les territoires mohawk.

« Le Canada est donc accusé par les associations de vouloir préserver ses avantages financiers au détriment de la population péruvienne »

Pour ce qui est de l’implication du gouvernement canadien en Amérique latine, ce n’est pas la première fois que les dirigeants n’agissent pas face à des gouvernements violents. Ces dernières années, l’État a été critiqué pour avoir préféré préserver ses intérêts économiques en soutenant des régimes violents, entre autres le gouvernement colombien en mai 2021 et le gouvernement équatorien en juin 2022.


Dans la même édition