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Conflit intérieur d’une eurasienne

Enfant confuse qui se réconforte dans la soupe.

Jade Lê | Le Délit

Mercredi était mon jour préféré. Je n’avais pas école et mes parents m’emmenaient dans notre restaurant vietnamien favori pour déjeuner. Dès que je pénétrais dans l’établissement, je pouvais sentir les fortes odeurs de cuisine asiatique. Une dizaine de tables alignées, chacune d’entre elles couverte d’une nappe en plastique, signe que la nourriture allait être authentique. La décoration était vieillotte, quelques photos du Vietnam encadrées sur les murs, un grand aquarium au milieu de la pièce. Il y avait un comptoir sur lequel se tenait une petite fontaine, faite de jade, qui m’obsédait.

Je me souviens avoir essayé de toucher le courant de l’eau et de m’être faite disputer par le propriétaire du restaurant. Apparemment, c’était pour le feng shui de l’espace. Juste en dessous, se trouvait un autel rouge et doré, chargé de fruits et d’encens, des offrandes aux Dieux. On s’asseyait toujours au fond, ma mère et moi sur la banquette, mon père sur une chaise en face de nous. Parmi toutes les fois où j’ai mangé ici, je ne peux me rappeler d’une seule où j’ai commandé quelque chose de différent. Je demandais toujours à la serveuse : « Est-ce que je peux avoir quatre cha giò et un bol de Phô, sans tripes ? Cam on. »

« Me regarder dans le miroir et réaliser que je ne ressemblais pas exactement à un seul de mes parents me faisait me sentir comme si je n’appartenais à aucune catégorie »

Je peux affirmer avec certitude que ce bol de soupe était, et restera, mon plat préféré. Le savoureux bouillon, mélange d’épices, cannelle, gingembre, anis, et autres que je ne peux nommer, dans lequel trempent les tendres nouilles de riz, ainsi que les morceaux de bœuf cru cuisant doucement, fondent sur ma langue en une explosion de saveurs. Pour rendre ce plat encore meilleur, j’y ajoutais des pousses de soja, du citron vert et différentes herbes telles que de la menthe, du basilic et de la coriandre.

Ce plat était si réconfortant car il me permettait de me reconnecter à mon héritage vietnamien. Alors que ma mère est blanche, mon père, lui, est asiatique : manger du Phô était pour moi une façon d’apprécier ma culture. Cet enchevêtrement dans mon identité avait toujours été un facteur de confusion pour moi. Me regarder dans le miroir et réaliser que je ne ressemblais pas exactement à un seul de mes parents me faisait sentir comme si je n’appartenais à aucune catégorie, ce qui est problématique dans une société où les individus sont constamment catégorisés par leur apparence. En grandissant, j’essayais de plus ressembler à mes amis blancs plutôt que vietnamiens. J’avais envie d’être blonde aux yeux bleus. Pas parce que je me disais qu’être blanche serait mieux, mais parce que ça semblait être plus simple, me donnant l’impression d’une identité plus solide. J’étais constamment en train de me poser des questions, me demandant quelle était ma place, espérant que ce dilemme prendrait fin. Arrivée au lycée, j’ai commencé à davantage considérer mon côté asiatique, tentant de reconnecter avec cette partie de mon identité. Je me suis fait des amis asiatiques, j’ai commencé à cuisiner des plats traditionnels, regarder des animés japonais, et écouter des chansons coréennes. Pourtant, je sentais, et je sens toujours parfois, que je joue un rôle. Comme si je n’avais pas le droit d’agir ainsi. J’étais usurpatrice de ma propre culture. Les remarques inconsciemment offensives que me faisaient mes amis me donnaient l’impression d’être encore plus différente : « Tu supportes pas bien la nourriture épicée. »

« J’étais usurpatrice de ma propre culture »

« Tes parents ne t’ont jamais forcée à apprendre le Chinois ». « T’as jamais dû jouer du piano ». J’avais l’impression d’être une adolescente blanche avec une obsession artificielle pour la culture asiatique. Dès que je dînais avec mes cousins, ils me demandaient de répéter après eux « Phô », accentuant la longue voyelle à la fin. « Phau » je disais, échouant malgré ma concentration pour utiliser le bon ton. Des rires. Comme à chaque fois. Et chaque fois qu’ils se moquaient, quelque chose au fond de moi mourait. J’étais rejetée par ma propre famille. En plus, ne pas savoir parler vietnamien me donnait l’impression que je ne pouvais pas me considérer comme asiatique. Aussi triste que cela puisse paraître, la seule chose qui me rappelait que je n’étais pas totalement blanche était les micro-agressions racistes. Les gens me répétaient que mes yeux n’étaient pas comme les leurs, et que mon nom de famille sonnait « bizarrement ». En primaire, mes « amis » tiraient sur leur yeux en rigolant, et se moquaient en disant que l’homme sur une affiche était mon père alors qu’il était juste asiatique. Les mots me manquent pour décrire à quel point leurs actions me faisaient mal. J’étais juste une petite fille qui acceptait leur racisme mondain en échange d’une pseudo-amitié. 

Jade Lê | Le Délit

Je me souviens d’un samedi, en quatrième année, ma babysitter me gardait pour la journée. Mes parents, qui préparaient toujours mon déjeuner en avance, écrivaient des instructions à ma nourrice sur un post-it. Ce jour-là, il y avait des restes de Phô dans le frigo. « Jade, ton père a écrit qu’il y a du Phô dans le frigo. Ça veut dire quoi ? » m’a‑t-elle demandé avec une prononciation terrible, confuse. « Oh oui, c’est une soupe avec des nouilles, et euh… marron avec des bouts de poulet ». Je faisais du mieux que je pouvais pour décrire ce plat mais, à sept ans, ce n’était pas facile. Après une dizaine de minutes, sa tête toujours dans le frigo cherchant désespérément le Tupperware, elle s’est redressée, me regardant en vain. « J’ai regardé partout mais je trouve vraiment pas…Tu veux pas m’aider ? »


Enfin, je mis la main sur le contenant en verre qui apparaissait tel un gros bloc de gras, solidifié par le froid, formant une épaisse couche blanche sur le dessus. On ne pouvait distinguer les nouilles ou le poulet, et, je dois l’avouer, ça n’avait pas l’air très appétissant. Je pouvais voir le dégoût dans son regard, jugeant mon plat préféré. Je sais qu’elle n’avait pas de mauvaise intention mais entendre son rire, presque moqueur, m’a donné l’impression que ma culture et mon identité la dégoûtaient. À ce moment précis, je ne réalisais pas à quel point son attitude m’avait impactée. Mais elle a ouvert une plaie dans mon cœur, que je peine à guérir. Pendant plusieurs semaines après l’incident, je ne pouvais manger de nourriture vietnamienne, me répétant à quel point c’était écœurant.

« Et chaque fois qu’ils se moquaient, quelque chose au fond de moi mourait »

Alors que les blancs se moquaient de mes yeux, mon entourage asiatique me disait que je ne faisais pas vraiment partie de leur groupe, je grandissais de plus en plus confuse. Intentionnels ou non, ces commentaires racistes m’aliénaient et alimentaient ma confusion. Ce bol de soupe, aussi ordinaire soit-il, a toujours su me réconforter. D’une certaine façon, il me rassurait sur mon identité, comme si chaque bouchée me chuchotait : « Ne t’en fais pas, je t’accepte pour qui tu es. » 


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