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Sortir, c’est décevoir

Récit d’une rupture culturelle : une soirée pour endormir les codes parentaux.

Alexandre Gontier | Le Délit

C’est un vendredi soir. Je suis au Second Cup sur le boulevard Saint-Laurent en train de contempler le reste de ma soirée. Je reçois des messages de mes parents. Ils sont inquiets : mon couvre-feu de vingt-deux heures approche. Je ne réponds pas. Où suis-je ? Que fais-je ? Avec qui suis-je ? Ce sont des questions qui les tracassent. Toutefois, ce soir, je ne compte pas rentrer chez moi. Ils ne le savent pas. J’ai des plans avec mes ami·e·s pour aller à une fête dans deux heures et je n’ai aucune intention d’aviser mes parents, car ils ne me le permettraient pas. « Tu ne peux pas boire d’alcool. Tu ne peux pas aller en boîte. Tu ne peux pas sortir trop tard. Tu ne peux pas porter une jupe trop courte. Tu ne peux pas être attirante. Tu ne peux pas avoir de relations sexuelles. Tu ne peux pas choisir ton partenaire. Tu ne peux pas transgresser les règlements, et tu ne peux surtout pas faire ce que tu veux. » 

« Ils étaient prisonniers de la conformité culturelle. Cela étant dit, je ne veux pas répéter ce cycle. Je veux me rebeller »

J’ai grandi dans une famille d’immigrant·e·s conservateur·rice·s. Or, toute ma vie est dictée par des règlements et des normes à suivre. Ces règlements sont soutenus par la peur, la honte, la culpabilisation, les menaces d’abandon, les punitions, la manipulation émotionnelle et l’abus physique. C’est une dure réalité à laquelle plusieurs femmes dans ma situation sont confrontées à cause de valeurs culturelles strictes et arriérées. Dès qu’elles se rebellent, elles déraillent du « droit chemin » et sont perçues comme des fardeaux. Que ce soit de choisir de ne pas suivre sa religion ou de ne pas vouloir se marier, lorsque leur autonomie devient incompatible avec les normes traditionnelles, elles deviennent une honte pour leurs familles. Ainsi, dans ma communauté, l’idée d’une femme qui sort pendant la nuit est mal vue, car elle serait plus disposée à enfreindre les règles : la nuit représente l’intimité, l’immoralité, le danger. Mes parents craignent ma découverte de la nuit, ils essaient d’imposer des limites à ce que je peux faire. 

« Je me maquille dans les toilettes et je change ma tenue pour porter des vêtements qui feraient retourner mes ancêtres dans leurs tombes »

Lorsque j’étais plus jeune, je répugnais la sévérité et l’intolérance de mes parents, mais, avec le temps, j’ai développé une pitié pour eux depuis que j’ai réalisé que leur façon rigoureuse d’encadrer leurs enfants est une conséquence du conditionnement de leurs propres parents. Ils ont subi les mêmes restrictions et les mêmes abus. Ainsi, le traumatisme intergénérationnel devient inévitable puisque mes parents, comme plusieurs immigrant·e·s, n’ont pas eu le courage de renoncer face à leurs parents lorsqu’ils étaient jeunes, et ont dû accepter leur état de soumission. Ils étaient prisonniers de la conformité culturelle. Cela étant dit, je ne veux pas répéter ce cycle. Je veux me rebeller. Il est vingt-deux heures passées. Je me maquille dans les toilettes et je change ma tenue pour porter des vêtements qui feraient se retourner mes ancêtres dans leurs tombes. J’ai cinq appels manqués de mes parents, et je ressens une insouciance flagrante. Je devrais me sentir égoïste de ne pas les avoir confrontés et d’avoir mis mes désirs avant leurs attentes. Cependant, je me sens libre. Je rejoins mes ami·e·s et je me rends à la fête. Le dernier métro est passé avec minuit. Mes parents ont perdu espoir, car ils ont cessé de me contacter. Le reste de la soirée est comme un rêve : plus le temps passe, moins je m’en souviens. Pourtant, je me souviens de l’extase et de ma désobéissance motrice avant de m’endormir sur le canapé. À l’aube, je me réveille pour aider mon ami à ranger son appartement. Je me dirige ensuite au travail sans penser à la déception de mes parents, et, finalement, je rentre chez moi à vingt-deux heures, le lendemain.


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