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S’exprimer pour celles et ceux qui ne le peuvent pas

Entrevue avec la Coalition pour les droits humains iraniens McGill.

Marie Prince | Le Délit

La Coalition pour les droits humains iraniens McGill est une coalition formée le 7 octobre dernier qui a pour but de soutenir les étudiant·e·s, les membres des facultés et le personnel iranien·ne·s de l’Université. Le 7 octobre dernier, la Coalition avait organisé une vigile devant le bâtiment James en l’honneur de Mahsa Amini, la jeune femme arrêtée le mois dernier à Téhéran pour « port de vêtements inappropriés ». Sa mort, survenue trois jours après son arrestation, a déclenché une vague de protestations à l’échelle mondiale. Le Délit s’est entretenu avec Sonia et Sheida, étudiantes à McGill et co-fondatrices de la Coalition, afin de discuter de sa création et des manifestations actuelles en Iran.

Le Délit (LD) : Pouvez-vous parler de la création de la Coalition ? Qu’envisagez-vous pour la suite ?

Sonia N. (SN) : Sheida et moi, on n’a pas vraiment commencé dans le but de créer une coalition. On voulait simplement organiser un événement pour les étudiants et les professeurs iraniens sur le campus parce qu’on sentait le besoin et la nécessité d’un espace pour vivre un deuil qui puisse valider nos émotions, nos larmes. On voulait partager ce deuil avec d’autres personnes parce que nous avions parlé à beaucoup de nos amis iraniens, et on savait qu’ils faisaient face aux mêmes difficultés que nous. Donc au début, on ne s’était pas lancées dans l’idée de former une coalition, c’était juste un peu comme une formalité pour organiser la vigile. Nous avons ensuite réalisé qu’il y avait une absence de soutien pour la communauté iranienne sur le campus et que la Coalition pourrait la combler.

Sheida D. (SD) : On est en train de déterminer ce qu’on est et ce qu’on devrait faire. On comprend l’énorme dévouement que la Coalition engage. C’est une grande responsabilité et je ne veux pas prendre ça légèrement. Pour l’instant, je pense qu’il faut attendre et réfléchir avant d’organiser d’autres événements.

SN : Oui, il ne s’agit pas seulement d’organiser des événements juste pour les organiser. C’est de déterminer où il y a une absence de quelque chose et comment nous pouvons être là pour combler ce vide au lieu de simplement dire : « D’accord, maintenant on doit se mettre au travail le plus tôt possible et organiser des millions d’événements. » On a organisé la veillée il y a deux semaines parce qu’on en sentait la nécessité. En voyant les manifestations en Iran, il fallait qu’on intervienne pour faire en sorte que notre voix soit entendue et reconnue ici sur le campus.

LD : Est-ce que vous travaillez avec l’Association étudiante iranienne de McGill (McGill Iranian Student AssociationMISA)?

SD : Le président de MISA a eu son diplôme il y a quelques années. L’Association n’a donc pas de conseil ou quoi que ce soit, ce qui fait qu’elle n’est pas très fonctionnelle en ce moment. On avait contacté MISA avant de former la Coalition puisqu’on avait présumé qu’ils avaient déjà planifié un événement similaire à la vigile et donc qu’ils pourraient éventuellement nous donner des conseils. Par contre, l’Association n’est pas active, donc on s’est retrouvées dans une impasse.

« Lorsque les manifestants déferlent dans les rues, ils risquent leur vie, la vie de leurs familles, et vivent avec ça tous les jours »

LD : Quand je dis le mot rébellion, qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ? Est-ce plus l’espoir ou la peur ?

SD : Je pense que c’est un peu des deux et je le sens quand je pense et je vois tous les Iraniens qui se révoltent en ce moment. C’est déjà une chose de se tenir devant l’administration de McGill, mais c’est complètement différent pour les personnes qui sont actuellement en Iran. Ça prend tellement de bravoure et de force pour se prononcer, pour manifester. Lorsque les manifestants déferlent dans les rues, ils risquent leur vie, la vie de leurs familles, et vivent avec ça tous les jours. Et c’est encore plus risqué pour les femmes, même si elles portent leur hijab. Donc, dans ce sens-là, il y a la peur, mais il y a aussi de l’espoir parce qu’on se révolte contre un gouvernement qui est en train de perdre sa légitimité aux yeux du peuple. C’est l’espoir que ce régime qui perdure depuis 43 ans maintenant peut changer, et qu’avec ce changement, un sentiment de libération sera créé.

SN : J’ai été élevée par des personnes qui croyaient que la rébellion finirait par conduire à la liberté de leur pays, de l’Iran, mais, en même temps, elles avaient peur de la rébellion, du changement qu’elle pourrait éventuellement amener. Je perçois la rébellion comme une obligation plus qu’autre chose parce qu’ici, dans l’Occident, on a le privilège de pouvoir se rebeller et, dans la plupart des cas, le faire sans subir des conséquences extrêmes. Pour moi, assumer ses positions et avoir le courage de ses convictions, c’est le faire pour ma famille et pour les Iraniens, pour ceux et celles qui ne peuvent pas le faire. Par exemple, mon cousin qui est étudiant à l’université en Iran ne peut pas quitter la maison. Les universités sont visées par des attaques tous les jours. Ça va lui coûter la vie s’il va dans la rue.

Ce sont les personnes en Iran qui se rebellent véritablement. Et je pense que si tu parles à la plupart des Iraniens, en fait, il y a cet espoir sous-jacent qu’on sera libérés bientôt, que nos enfants verront un changement. Comme Sheida a dit, c’est un mélange d’une peur extrêmement débilitante mais aussi d’un espoir inédit.

LD : Est-ce que vous considérez la mort de Mahsa Amini comme un tournant ou le moment qui déclenche le mouvement ?

SD : Les manifestations qui se déroulent encore à ce jour sont les plus percutantes que j’aie vues depuis très longtemps, en grande partie grâce à la couverture qu’elles reçoivent sur les réseaux sociaux et les médias. Mais c’est aussi important de noter qu’il y a des manifestations depuis plusieurs années maintenant en Iran. Il y a un an, par exemple, il y avait beaucoup de grèves en raison des conditions de travail et de la crise du pétrole. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est une accumulation des choses qui déstabilisent la société et qui mène à une dénonciation de l’illégitimité du régime. Mais on ne peut pas nier l’ampleur des vagues de manifestations actuelles.

« C’est un mélange d’une peur extrêmement débilitante mais aussi d’un espoir inédit »

SN : Je pense que ce qui me pose problème est que les gens utilisent sa mort comme catalyseur pour exprimer toute leur colère face à ce qui se passe dans le pays. Ce qui se passe en ce moment est un mouvement féministe transnational, mais c’est aussi bien plus que cela. Les manifestants ne protestent pas seulement contre le port obligatoire du hijab, ils protestent également contre l’économie et la corruption de leur gouvernement, le fait que tant d’histoires ont été enterrées, tant de personnes ont été tuées sans réponse. C’est injuste de résumer tout ça à une question de hijab obligatoire.

LD : Est-ce que la violence est nécessaire à la rébellion ? Existe-t-il une limite à cette violence selon vous ?

SN : Je pense que la violence est nécessaire à la rébellion, mais qu’elle peut parfois devenir extrême. Par exemple, il y a eu tellement d’actes de violence irréfléchis pendant la révolution en 1978. Je pense notamment à l’incendie du cinéma Rex d’Aban lors duquel plus de 400 personnes ont péri. À ma connaissance, personne n’a réclamé cet acte de violence. Aucun parti politique, aucun régime. L’acte n’avait pas d’objectif, aucune raison. Mais dire que la violence n’est pas nécessaire est aussi ignorant et vient du fait que nous vivons dans un endroit où nous pouvons nous rebeller ou protester pacifiquement.

SD : Ce n’est pas à nous de nous prononcer là-dessus. On ne voit pas la réalité de ce que les gens en Iran voient au quotidien. La violence qu’on voit en ce moment ne vient pas d’une place de radicalisme, il y a une raison et un activisme directs derrière cette violence. Il y a un message, il y a une demande.


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