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Mêmes discours, nouveaux formats

La cyberviolence misogyne vue par Je vous salue salope.

Justine Lepic | Le Délit

Il y a de ces données qui deviennent incalculables pour l’esprit humain, par lourdeur de la tâche ou l’inscrutabilité des nombres. C’est l’évidence à laquelle s’est rendue Marion Séclin, youtubeuse française, qui a cessé de compter après avoir été la cible de plus de 40 000 insultes, menaces de mort et menaces de viol.

Marion est l’une des quatre protagonistes du documentaire Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique, qui expose la peur, la honte et la souffrance vécues par les femmes victimes de cyberviolences. Réalisé par Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist, le film démontre de manière crue comment les institutions échouent à contrer ces attaques et comment, si souvent, « les femmes sont contraintes de mener seules leurs combats ». Le documentaire tâche de répondre de front à ces attaques : les harceleurs tentant de faire taire les femmes, le documentaire leur rend la parole.

Quatre expériences de la misogynie

Je vous salue salope suit et donne la parole à quatre femmes :

  • Laura Boldrini, députée et ex-présidente de la Camera dei deputati italienne ;
  • Laurence Caron, étudiante maintenant diplômée au programme d’éducation préscolaire et d’enseignement primaire de l’Université de Montréal ;
  • Kiah Morris, ex-représentante de la Chambre des représentant·e·s de l’État du Vermont ; et
  • Marion Séclin, comédienne et créatrice de contenu française. 

Malgré leurs parcours fort distincts et leurs degrés de notoriété publique variés, ces quatre femmes ont toutes subi une déferlante de haine et de harcèlement en ligne de virulence similaire. La place qu’elles occupent en tant que femmes est constamment remise en question et dénigrée par des hommes. Qu’elles prononcent un discours d’ouverture de séance parlementaire ou qu’elles lèvent la main pour poser une question en classe, le message demeure le même : « Ferme ta gueule, sale pute. »

Cependant, malgré l’effet amplificateur du recoupement de ces témoignages, le documentaire n’explique pas le phénomène du cyberharcèlement au-delà de la catégorie d’analyse du genre. En effet, dans le cas de Kiah Morris, une femme noire, à la haine misogyne dont elle est victime s’ajoute la haine raciste. La misogynoir endurée par l’ex-représentante, soit la misogynie raciste anti-noire que subissent les femmes noires, n’a pas été abordée de front par le documentaire. En ce sens, le cadre interprétatif de la cyberviolence est sous-tendu uniquement par un féminisme libéral blanc, où la catégorie du genre peut être séparée des autres facteurs d’oppression, occultant de ce fait la complexité des matrices de domination et d’oppression.

« Les crimes d’une nouvelle ère moderne »

Les témoignages des protagonistes comme ceux d’expert·e·s en cyberviolence permettent de faire comprendre à l’auditoire que les cyberviolences peuvent être aussi néfastes, voire pires, que le harcèlement de rue. En effet, comme le souligne la doctorante et conférencière spécialisée en réseaux sociaux et cybercultures Nadia Seraiocco, les injures et sifflements d’un harceleur de rue, quoique pénibles à endurer, sont de nature ponctuelle. Or, le harcèlement en ligne est vécu à coups assommants et incessants de notifications sur ces appareils mobiles qui nous suivent tous·tes partout en cette ère ultra-connectée.

« Est-ce véritablement une victoire, un geste libérateur ou émancipateur, que de continuer à lutter alors que l’on craint pour notre sécurité physique ? »

Le danger concret du cyberharcèlement relève également du fait que la frontière entre les mondes virtuel et réel est loin d’être aussi étanche que l’on croit. Au-delà des enjeux de santé mentale causés par la violence des messages reçus, les menaces des harceleurs peuvent se transformer en gestes, en attaques : des entrées par effraction chez la victime au milieu de la nuit ou encore des balles de fusil reçues par la poste ne sont que deux exemples de situations vécues par Kiah Morris et Laura Boldrini. Ces sentiments de peur paralysante et de danger imminent qui accompagnent les quatre protagonistes au quotidien sont d’ailleurs communiqués à l’auditoire au moyen de la trame sonore : un mélange de bruits de notifications de plus en plus agressifs, d’instruments à cordes tantôt bas, lents et menaçants, tantôt hauts, rapides et sinistres, et de coups de feu.

Au-delà de ces cas particuliers percutants, il aurait été pertinent d’analyser de manière plus approfondie le phénomène du cyberharcèlement. En l’étudiant à travers un prisme exclusivement individuel, illustré par quelques exemples, le documentaire peine à communiquer les dimensions structurelle et systémique qui sous-tendent les cyberviolences. L’auditoire reste sur sa faim concernant certains mécanismes représentés, mais peu ou pas expliqués : l’anonymat, la radicalisation, le rôle et la responsabilité des plateformes, la manosphère, etc.

Un système cruellement mal adapté

Je vous salue salope souligne de manière choquante combien les victimes de cyberharcèlement sont laissées à elles-mêmes. Presque sans exception, les ressources qui entendent leurs plaintes ou leur détresse – direction universitaire, forces policières, système de justice – leur offrent une aide inexistante ou largement insuffisante. Que cette inaction soit engendrée faute de volonté, de compréhension ou de mécanismes pour contrer ces nouvelles formes de violence, le résultat est le même : le système ne répond pas à leurs appels à l’aide. Le documentaire expose ainsi la cruelle réalité à laquelle sont confrontées les femmes victimes de cyberharcèlement : si elles continuent d’occuper leur place dans la sphère publique, elles le font à leurs propres risques et périls ; si elles se retirent de cet espace, leur sécurité s’achète au prix de leur silence.

Et ici réside l’argument des réalisatrices : bien qu’il soit compréhensible de prendre un pas de recul face à cette déferlante, la solution véritable réside tout de même en la prise de parole et la résistance dans cet espace public où la présence des femmes dérange. Laura Boldrini, qui continue son travail de députée malgré la pluie de menaces de mort, est présentée comme héroïque et victorieuse en raison de son refus de baisser les bras. Or, est-ce véritablement une victoire, un geste libérateur ou émancipateur, que de continuer à lutter alors que l’on craint pour notre sécurité physique ? Il semble mal avisé d’encourager les femmes à être actives dans cet espace public construit par et pour les hommes, qui continue à leur faire du mal. Plutôt que de simplement inciter plus de femmes à se joindre à ce système, le documentaire aurait eu avantage à inviter à une réflexion sur les mécanismes de notre société qui oppriment de manière systémique les femmes. 

Le documentaire réussit à faire résonner la violence du cyberharcèlement dans l’auditoire. Les témoignages sont percutants et touchants. Cependant, certains angles morts des documentaristes occultent les complexités du phénomène. La cyberviolence se décuple à travers une multitude d’expériences, portant à réfléchir sur des exemples proches de nous. Est-ce si étonnant que cette année, le nombre de femmes qui ont choisi de ne pas se représenter aux élections provinciales du 3 octobre 2022 dépasse de façon disproportionnée le nombre d’hommes qui ont fait un tel choix ?

Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique est présentement à l’affiche au Cinéma Beaubien et à la Cinémathèque québécoise à Montréal.


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