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Quand le privé naît du public

Le Théâtre Prospero présente Notre petite mort, une réflexion sur l’infertilité.

Alexandre Gontier | Le Délit

Du 1er mars au 19 mars, le Théâtre Prospero présente Notre petite mort, pièce écrite par la finissante du Conservatoire d’art dramatique Émilie Lajoie. Notre petite mort réunit les interprètes Émilie Lajoie, Sylvie Potvin et Simon Rousseau autour d’un texte sensible mêlant gravité et humour, tout en explorant la relation difficile entre l’infertilité et le désir d’enfanter, un sujet que l’autrice présente, dans le programme, comme peu exploré par les arts scéniques bien qu’un couple sur cinq soit aux prises avec des difficultés à concevoir un enfant. Après une première lecture en 2019 et deux reports en raison de la pandémie, la pièce est présentée pour la première fois dans une mise en scène de Sophie Cadieux et un décor intimiste recréant une chambre à coucher.

L’illusion derrière l’accomplissement

À travers le désir de Pascale et Martin d’avoir un enfant, la figure de la mère représentée par Madame Rivest semble être à la recherche d’un accomplissement maternel double, objectif pouvant notamment être atteint en devenant la figure de la « double-mère », c’est-à-dire la grand-mère. Cependant, Notre petite mort met en évidence que « l’accomplissement » à travers la maternité et la double-maternité ne relève pas d’une réelle responsabilité de la part des personnes désirant devenir mère ; autant Madame Rivest ne peut pas contraindre Pascale et Martin à donner vie, autant Pascale n’a pas de pouvoir sur la fertilité ou l’infertilité de son système reproducteur. Confrontées à cette absence de pouvoir, les attentes morales et sociétales parfois projetées sur l’accomplissement maternel sont ainsi adroitement déconstruites, et l’idée qu’avoir un enfant relève d’un certain « devoir » de la part du couple perd son sens. L’exploration du « vide » ressenti par Pascale à la suite de l’annonce de son impossibilité à concevoir un enfant – vide comblé notamment par la répétition d’une liste de désagréments qu’elle évite et des passe-temps qu’elle peut continuer en l’absence d’enfants – se fait aussi avec beaucoup de nuance. En effet, cette exploration contribue à souligner l’isolement que les attentes externes envers le fait de mettre au monde un enfant finissent par causer à celles et ceux qui ne se conforment pas ou qui ne peuvent se conformer à l’image de l’unité familiale normalisée. 

« La figure de la mère représentée par Madame Rivest semble être à la recherche d’un accomplissement maternel double, objectif pouvant notamment être atteint en devenant la figure de la “double-mère”, la grand-mère »

Derrière le rideau scénique

Le regard extérieur du public incarne dans une certaine mesure les attentes sociétales auxquelles sont soumis les personnages, de par la présence d’un rideau transparent qui isole l’auditoire de la scène. Ce voile scénique matérialise et renforce la présence du quatrième mur : les échanges intimes entre Pascale et Martin demeurent circonscrits à la chambre où le couple tente de concevoir un enfant. Le public, se sentant d’abord protégé de l’autre côté du rideau, ne peut se départir de l’impression d’être immergé dans le quotidien intime du couple qu’il observe. Il demeure ainsi concerné par la réalité de l’infertilité féminine trop souvent invisibilisée.

« Pascale est confrontée à l’accomplissement maternel sur les réseaux sociaux, lesquels agissent comme de véritables écrans de fumée en vouant une place quasi-exclusive à la gratification permise par l’enfantement et en masquant le rapport possiblement déceptif des femmes à l’égard d’un enfant qui ne viendra jamais »

Sans se sentir épié dans l’intimité de leur chambre, le couple ressent le poids des attentes sociétales de plus en plus insistantes vis-à-vis de l’enfantement. Pascale est confrontée à l’accomplissement maternel sur les réseaux sociaux, lesquels agissent comme de véritables écrans de fumée en vouant une place quasi-exclusive à la gratification permise par l’enfantement et en masquant le rapport possiblement déceptif des femmes à l’égard d’un enfant qui ne viendra jamais. La mère de Martin vient aussi s’immiscer dans la vie du couple pour s’enquérir de l’avancement de la conception de leur enfant. Elle donne l’impression de s’inviter chez eux en déposant une nappe de pique-nique sur le lit et en venant aborder la possibilité d’adopter un enfant chinois autour de la dégustation de plats asiatiques. On sent bien que c’est l’impossibilité d’avoir un petit-enfant biologique qui pousse Madame Rivest à évoquer un enfant étranger, réitérant le débordement systématique du monde extérieur dans la vie privée. La mère de Martin va même jusqu’à faire des tresses à sa belle-fille malgré sa réticence, au moment où celle-ci renoue avec des objets d’enfance trouvés dans une boîte, comme si elle tentait d’adopter sa belle-fille et de la faire sienne. Pascale continue pour sa part de vouvoyer Madame Rivest, préservant une certaine pudeur envers sa belle-mère et refusant de se prêter à son délire fantasmagorique la destinant à prendre le rôle de petite-fille.

Sacralisation de l’enfantement

En rappelant à maintes reprises à Martin et à Pascale que les récentes funérailles de leur voisine étaient sans intérêt et manquaient d’invité·e·s puisque cette dernière n’avait pas d’enfants, Madame Rivest insinue ainsi au couple que ne pas donner vie peut résulter en une perte de sens individuel, l’idée de « poursuivre la lignée » n’étant pas comblée après la mort. Du côté de Pascale, la sacralisation de la maternité semble se traduire par une volonté de se déguiser en Sainte Vierge en prenant au sérieux les jeux de rôle sexuels, qui sont le plus souvent dévalorisés pour leur superficialité. Si ce déguisement s’inscrit dans un rapport très religieux à la procréation comme accomplissement ultime de la vie, il s’en détourne en n’associant plus exclusivement les plaisirs corporels au péché. La réaction amusée de Martin tourne au ridicule le costume qui lui donne l’impression de ne plus être en présence de sa conjointe, mais plutôt devant la figure abstraite de la « mère universelle », devenant absurde lorsqu’elle est incarnée par un corps. 

L’évocation de la religiosité autour de la procréation se poursuit notamment à travers la « sacralisation » accordée à l’idée de devoir se reproduire afin de donner un sens à sa vie. En effet, le titre Notre petite mort peut évoquer les multiples entités impliquées – voire qui cherchent à s’incruster – dans le deuil de la parentalité auquel font face Pascale et Martin : « notre » peut renvoyer tant au couple qu’à l’entourage de ce dernier. Souligner les attentes collectives envers le devoir de donner vie permet alors d’explorer leurs conséquences perverses quant à la recherche du sens individuelle de toute une vie, laquelle devient contrainte par une pression sociale omniprésente.

« Le titre Notre petite mort peut évoquer les multiples entités impliquées – voire qui cherchent à s’incruster – dans le deuil de la parentalité auquel font face Pascale et Martin : « notre » peut renvoyer tant au couple qu’à l’entourage de ce dernier »

En filigrane de la pièce se pose aussi la question des responsabilités morales autour de l’enfantement dans un contexte social où l’humanité semble se diriger vers le bord du gouffre ; quel sens le fait de donner vie prend-il dans ce contexte ? En évoquant le sujet sans offrir de réponses, Notre petite mort souligne à la fois l’omniprésence de cette question existentielle dans nos vies et la réflexion sur un autre aspect de la maternité où la décision individuelle d’enfanter peut s’inscrire dans un questionnement collectif. 


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