Aller au contenu

Mélangez paresse, colère et avarice et vous obtiendrez la preuve que Justin Trudeau est le fils illégitime de Fidel Castro

La liberté d’expression à l’ère post-factuelle.

Alexandre Gontier | Le Délit

Justin Trudeau est-il le rejeton de Fidel Castro ? À en croire de nombreux internautes et certaines figures médiatiques proéminentes, oui. Ces dernières semaines, les manifestations du « Convoi de la liberté » ont déclenché une avalanche de désinformation à saveur canadienne, particulièrement aux États-Unis. On a prétendu que Trudeau avait fui aux États-Unis à l’arrivée des camionneurs à Ottawa alors qu’il était en réalité isolé dans sa résidence du lac Mousseau. D’autres ont affirmé que la moitié des policiers de la Ville d’Ottawa avaient démissionné alors qu’aucun d’entre eux n’a, dans les faits, quitté son poste. Un intervenant sur Fox News indiquait que 1,4 million de manifestants déferlaient sur Ottawa alors que les chiffres officiels parlent plutôt de 15 000, au plus fort de la manifestation. Et bien sûr comme l’a affirmé Tucker Carlson, coqueluche – dans les deux sens du terme, ai-je envie de dire – des médias de droite américains, Justin Trudeau a décrété la « dictature au Canada » et a « annulé la démocratie ». Le commentateur a également entre-temps glissé un mot sur la filiation alléguée du premier ministre canadien avec Fidel Castro.

Les fausses nouvelles dans les médias et sur les réseaux sociaux

Les fausses nouvelles (fake news) reçoivent une attention internationale constante depuis l’élection de Donald Trump en 2016, ce dernier ayant d’ailleurs popularisé l’expression. On s’aperçoit de plus en plus qu’elles ont un effet négatif sur la cohésion sociale, la démocratie, la science, etc. On peut citer en exemple l’assaut du Capitole à Washington le 6 janvier 2021, alimenté par un brasier de faussetés sur une fraude électorale généralisée en faveur des démocrates. Ce brasier, il était aussi alimenté par des individus – et non les moindres – sur les réseaux sociaux certes, mais aussi par de grandes chaînes de nouvelles comme Fox News ou Newsmax qui, sans discernement, ont accordé des tribunes au président Trump et à ses acolytes, martelant sans cesse les mêmes mensonges.

« On fait de plus en plus de rapprochements entre crise climatique et désinformation »

La pandémie de la COVID-19 – théâtre d’une abondance de désinformation scientifique et de la résurgence de conspirationnistes de tout genre – a une fois de plus mis de l’avant les dérives des fausses nouvelles. Les plus récentes données de Statistique Canada révèlent qu’au cours de la crise sanitaire, « 96% des Canadiens ayant utilisé Internet pour s’informer ont vu des informations sur la COVID-19 qu’ils ont soupçonnées être trompeuses, fausses ou inexactes ». 40% des Canadiens rapportaient également avoir déjà cru à l’une de ces informations avant de réaliser qu’elle était erronée. Bien qu’une partie de ces informations se classerait probablement davantage dans la catégorie de la mésinformation (information fausse mais qui ne l’est pas intentionnellement), les faits sur la COVID-19 ont été tout de même intentionnellement malmenés par certaines mouvances complotistes. Ainsi, les efforts des gouvernements pour mettre fin à la crise sanitaire ont été minés par toutes sortes de faussetés véhiculées sur les réseaux sociaux et par certains médias de droite. Et la santé publique n’est certainement pas la seule à être affectée par les fausses nouvelles. On fait par exemple de plus en plus de rapprochements entre crise climatique et désinformation. Certes, les plateformes comme Facebook ou Twitter se sont munies de mécanismes de contrôle de la désinformation – dont l’efficacité peut par ailleurs être sujette à débat, ne serait-ce qu’en raison du manifeste conflit d’intérêts qui afflige ces plateformes, la fausseté pouvant être une grande source de profit –, mais les chantres de la vérité alternative finissent toujours par trouver une nouvelle tribune pour déverser leur flot de faussetés parfois dangereuses.

Difficile de dire ce qui motive les colporteurs de fausses nouvelles. Sans doute est-ce un mélange de paresse intellectuelle, de colère envers les institutions en place et peut-être même d’avarice, car il y a clairement un filon d’or dans l’exploitation de la crédulité. Une question se pose : l’ère post-factuelle est-elle synonyme d’un nouveau paradigme en matière de liberté d’expression ? Devant l’apparente dangerosité de la désinformation, que font les États pour la limiter ?

Manon Fillon-Ashida | Le Délit

Limiter la désinformation : quelles mesures à l’international ?

En recensant les approches préconisées à l’international pour contrôler la désinformation, une première tendance se dessine : celle des lois visant à forcer les plateformes de diffusion comme les réseaux sociaux à exercer un contrôle diligent de leur contenu. Au troisième trimestre de 2021, le nombre d’utilisateurs actifs tous les mois sur Facebook frôlait les trois milliards. Considérant le pouvoir et la portée de telles plateformes, il n’est pas étonnant que certains gouvernements tentent de mettre en place des mécanismes visant à forcer les réseaux sociaux à mobiliser leurs immenses ressources dans le but de contrôler le contenu qu’elles permettent de partager.

L’Allemagne se place en de tête de file en la matière. En 2017, le Bundestag adoptait la Loi sur l’amélioration de l’application de la loi dans les réseaux sociaux (NetzDG), une mesure législative phare visant à raffermir l’application de 22 lois concernant le discours en ligne, de l’incitation à la haine à la menace de commettre un crime en passant par la diffamation religieuse. La loi s’applique uniquement aux réseaux sociaux comptant plus de deux millions d’utilisateurs sur le territoire allemand. Ces plateformes ont l’obligation de mettre en place des mécanismes permettant à leurs usagers de soumettre des plaintes relatives à du contenu illégal. Une fois une plainte reçue, la plateforme doit mener une enquête pour en déterminer le mérite et si le contenu faisant l’objet de la plainte est « manifestement » illégal, il doit être retiré dans les 24 heures. Aussi, les réseaux sociaux visés par la loi ont l’obligation de fournir au gouvernement allemand des rapports semestriels concernant les plaintes reçues et leur traitement. Une plateforme ne se pliant pas à ces règlements s’expose à des amendes pouvant grimper jusqu’à cinq millions d’euros. La justice allemande a d’ailleurs infligé une amende de deux millions d’euros à Facebook en 2019 puisque les rapports communiqués par le géant du web étaient incomplets.

« Au troisième trimestre de 2021, le nombre d’utilisateurs actifs tous les mois sur Facebook frôlait les trois milliards »

La solution allemande présente cependant une faille. Elle donne l’autorité de déterminer la véracité des affirmations en ligne à des compagnies privées, leur accordant une influence considérable sur la liberté d’expression. Notons également que retirer du contenu trompeur après sa publication ne l’empêche pas d’imprégner les esprits le temps de sa présence en ligne. De plus, il est démontré que la censure en ligne exacerbe involontairement la circulation et la popularité du matériel supprimé et augmente la méfiance envers le gouvernement. Il s’agit d’un biais cognitif connu sous le nom d’effet Streisand.

Certains États ont décidé de s’attaquer eux-mêmes à l’examen du contenu sur les diverses plateformes de communication plutôt que de laisser cette tâche entre les mains des entreprises privées. Le plus souvent, cet interventionnisme se traduit par la mise en place d’organes gouvernementaux dont la raison d’être consiste à limiter la désinformation.

Par exemple, dans le but de protéger l’intégrité de son processus électoral, la France permet depuis 2018 à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique d’ordonner la suspension de la diffusion d’un service qui serait sous l’influence d’une puissance étrangère et qui diffuserait, de façon délibérée, de fausses informations de nature à altérer la sincérité d’un scrutin. Il est impossible de vérifier l’efficacité de cette loi, qui aura l’occasion d’être appliquée pour la première fois dans le cadre du scrutin présidentiel d’avril 2022. De l’autre côté de la Méditerranée, l’Égypte s’est dotée en 2016 d’un Conseil suprême de la presse et des médias, habilité depuis 2018 à suspendre tout site web personnel, blogue ou compte de médias sociaux comptant au moins 5 000 abonnés s’il diffuse des fausses nouvelles, encourage la violence ou propage des opinions haineuses.

« La solution allemande donne l’autorité de déterminer la véracité des affirmations en ligne à des compagnies privées, leur accordant une influence considérable sur la liberté d’expression »

D’autres États vont plus loin dans leurs efforts visant à empêcher la diffusion de fausses nouvelles en la criminalisant de manière générale. C’est le cas par exemple de la Côte d’Ivoire dont le Code pénal interdit « la publication, la diffusion, la divulgation ou la reproduction de nouvelles fausses si ces dernières ont le potentiel d’entraîner une désobéissance aux lois, une atteinte au moral de la population, ou le discrédit sur les institutions ». Le Cameroun est muni d’une infraction similaire. Certains États adoptent une approche de criminalisation beaucoup plus ciblée, limitée à des discours précis durant des périodes tout aussi précises. On pense notamment au Texas qui interdit, dans les 30 jours précédant une élection, la publication, dans le but de nuire à un candidat ou d’influencer les résultats des élections, de vidéos deepfakes –ces vidéos trompeuses représentant quelqu’un en train d’exécuter une action qu’il n’a en réalité jamais effectuée grâce à l’intelligence artificielle.

Le contrôle de la désinformation au Canada

Au Canada, la diffusion de fausses nouvelles était criminelle jusqu’en 1992. En effet, quiconque publiait volontairement une déclaration, une histoire ou une nouvelle qu’il savait fausse et qui causait, ou était de nature à causer, une atteinte ou un tort à quelque intérêt public, était passible d’un emprisonnement maximal de deux ans (ancien article 181 du Code criminel canadien).

Dans les années 1970 et 1980, un dénommé Ernst Zundel publia une brochure négationniste intitulée Did Six Million Really Die ? The Truth at Last Exposed (Six millions de personnes sont-elles vraiment mortes ? La vérité enfin dévoilée). La brochure, qui revêtait la forme d’une publication scientifique, remettait en question la véracité de l’Holocauste en feignant un examen critique de certains textes traitant du sujet. On y concluait qu’il n’était pas prouvé que six millions de juifs avaient péri durant la Seconde Guerre mondiale et que l’Holocauste était un mythe issu d’un complot juif. Devant une diffusion de faussetés d’une telle magnitude, Zundel fut accusé en vertu de l’article 181 du Code criminel et l’affaire se rendit devant la Cour suprême.

Dans un jugement fort divisé, le plus haut tribunal du pays déclara inconstitutionnel l’article 181 au motif qu’il violait la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne de droits et libertés, violation qui ne pouvait se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique.

« Au Canada, la diffusion de fausses nouvelles était criminelle jusqu’en 1992 »

Il existe encore une forme d’interdiction de diffusion de fausses nouvelles dans un cadre électoral au Canada. L’une des dispositions de la Loi électorale du Canada prévoit notamment qu’il est interdit de faire certaines fausses déclarations sur un candidat durant une période électorale dans le but d’influencer les résultats des élections. Cependant, la Canadian Constitution Foundation entreprit en 2019 un recours constitutionnel pour faire invalider cette disposition. Le recours fut couronné de succès par un jugement de la Cour supérieure de l’Ontario : il s’agissait d’une entorse trop grave à la liberté d’expression. En théorie, ce jugement n’a pas d’effet sur les autres provinces. On pourrait donc toujours voir une condamnation pour diffusion de fausses nouvelles en vertu de la Loi électorale du Canada ailleurs qu’en Ontario. Or, dans les faits, aucune poursuite n’a été intentée en ce sens dans l’histoire du pays, et ajoutons que de tels jugements constitutionnels ont tendance à infiltrer de manière informelle la jurisprudence de l’ensemble des provinces canadiennes. Il ne serait donc pas étonnant que l’article en question soit abrogé ou fortement modifié dans les prochaines années.

Quel avenir pour la régulation des fausses nouvelles au Canada ?

Pour l’instant, le Canada semble se tourner vers une approche centrée sur les initiatives de littératie numérique. Entre 2019 et 2020, le gouvernement canadien a accordé sept millions de dollars à 23 projets livrés par des intervenants de la société civile canadienne qui visaient entre autres à renforcer la pensée critique des citoyens par rapport à la désinformation en ligne. Le gouvernement prétend ainsi avoir pu sensibiliser 12 millions de Canadiens. 

Toutefois, il ne serait pas étonnant de voir de nouvelles tentatives de légiférer sur la question de la désinformation dans les prochaines années. En 2020, Dominic Leblanc – à l’époque président du conseil privé et maintenant ministre des Affaires intergouvernementales, de l’Infrastructure et des Collectivités – rapportait qu’il était dans les plans du gouvernement libéral canadien d’ériger en infraction le fait de diffuser sciemment des informations erronées susceptibles de causer préjudice à des personnes.


Dans la même édition