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Corps à la casse

Audacieux, violent et intelligent, Titane réexplore les limites du supportable. 

Alexandre Gontier | Le Délit

Au Festival de Cannes 2021, une journaliste interroge Julia Ducournau, réalisatrice du film lauréat de la Palme d’or Titane sur la façon de présenter la violence dans le cinéma. La cinéaste répond : « Ce que je cherche c’est une réaction, qu’elle soit de rejet ou d’adoration. Je n’aime pas la violence gratuite, c’est ennuyeux. C’est le moment où l’on quitte la salle de cinéma. » Pour une vingtaine de spectateurs lors de cette première projection, le « rejet » était si grand qu’ils sont évacués par des pompiers. En effet, quand les personnages de Titane repoussent les limites de leurs corps, certains spectateurs atteignent celles du supportable. Le film suit les métamorphoses d’Alexia, une jeune danseuse érotique dans une foire automobile. C’est aussi une meurtrière qui tente d’échapper aux mains de la police en se faisant passer pour Adrien, un enfant porté disparu il y a dix ans de cela. Ce faisant, elle sera adoptée par un père désespéré de retrouver son enfant perdu. Le film tourne autour de cette relation bâtie sur le désespoir, qui s’alimente d’un instinct de survie prêt à tout. Titane est une œuvre des limites et de l’excès, justement dosés.

L’enfance victimise

Titane retrace le rapport avec le père et avec l’enfance. Tous les enfants, dans le film, sont abordés dans la marginalité et le drame. Sur eux se réalisent les hantises de tout parent. D’abord, Alexia est gravement blessée à la suite d’un accident dans la voiture de son père biologique. Leur relation n’est exposée au spectateur qu’à partir de non-dits et d’une tension à laquelle on se heurte, tension faisant penser à l’inceste. Dans la première scène, ses regards vers le père, puis ses coups de pied dans son siège, trahissaient, au-delà de sa recherche de l’attention paternelle, une certaine tension, et peut-être même de la haine. 

« Dans Titane, avoir un enfant est synonyme de danger » 

Ensuite, le thème de l’enfance est exposé à travers des affiches qui montrent les visages d’enfants disparus et simulant à quoi ils ressembleraient aujourd’hui. Il revient dans la souffrance du père adoptif d’Alexia, prisonnier dans l’impossibilité de faire le deuil de son enfant perdu. 

Enfin, un troisième enfant apparaît dans l’œuvre, cette fois-ci mort et brûlé dans une position fœtale pathétique. Il nous est montré à travers les yeux du pompier, le père adoptif, qui délire. C’est à ce moment que l’on se fait une idée de la misère du dit père, que l’on sentait sans la toucher jusqu’à là. Il semble pourrir de l’intérieur. Le spectateur a moins d’espoir pour lui que le personnage en a pour lui-même. Puis le film s’envole réellement quand Alexia tombe enceinte contre toute attente. Dans Titane, avoir un enfant est synonyme de danger. 

Du métal et du feu

Le titane est utilisé en chirurgie parce qu’il est le métal que le corps assimile le mieux. Autrement dit, le titane sait devenir l’humain qu’il répare. C’est de ce constat scientifique que le titre trouve sa justification, et Alexia l’exemplifie avec exagération. En effet, l’affiche du film montrant la cicatrice d’Alexia dénote son hybridité. Ce métal se distingue également par sa température de fusion, très élevée (1668 degrés Celsius). C’est-à-dire que le titane exposé à une flamme devient de plus en plus ductile puis fond quand on le chauffe intensément. Il est particulièrement hostile à la corrosion : il ne s’abîme pas. Comme ce sera souligné plus tard dans cette analyse, c’est Alexia qui fait l’expérience de la corrosion : elle s’abîme pour laisser sa place au métal.

Le titre renvoie également à la mécanique et a fortiori aux voitures qui, dans Titane, semblent vivantes et avec quoi (ou avec qui) Alexia tissera des liens inattendus. Peu à peu, les changements corporels redéfinissent les bornes de la vraisemblance. Le film parvient très bien à nous installer dans une réalité avant d’ajouter des textures sur ce qui semblait fixé. Ces signes ajoutés a posteriori brouillent les frontières entre hallucination et réalité.

« Figure initiale de l’androgyne, mutilée pour se faire passer pour un homme, Alexia transgresse pour révéler son essence en dehors du genre » 

Dans un autre ordre d’idées, pour la protagoniste et pour le père pompier (adoptif), le feu n’est pas une fin en soi, mais un moyen, comme pour le matériau qui s’assouplit en chauffant. En relevant ce point commun, on confère déjà au feu une force unificatrice. Il a la place d’un personnage et le rôle de plusieurs, il est amorphe et se prête à l’exercice de l’adaptation physique, il est l’arme cinétique de la meurtrière. Pour Alexia, le feu est au cœur de son identité. D’un côté, elle a un premier rapport sexuel avec une voiture décorée de flammes, puis avec un camion de pompiers. D’un autre côté, son identité de genre est semblable à celle du feu, amorphe et ambigu dans ses formes. Figure initiale de l’androgyne, mutilée pour se faire passer pour un homme, Alexia transgresse pour révéler son essence en dehors du genre. Pour le père, le fait d’éteindre des feux représente une motivation de survie, puisqu’il est son seul moyen de validation et lui évite de constater la faillite de sa vie. 

Casser le corps

Le rapport au corps, on le devine, découle d’un traumatisme profond et devient traumatisme en lui-même, notamment pour les spectateurs. Si la conception de ce film est pensée à partir du motif d’une créature au squelette incassable, le corps d’Alexia –restreint, cassé, fracassé, malléable – subira une série de violences qui le métamorphose. Entre tentative d’avortement par mutilation, rasage des cheveux et des sourcils, fracassement du nez contre un lavabo public, restriction de la poitrine et du ventre de grossesse et grattage compulsif, Alexia multipliera les violences sur son corps comme s’il était un objet extérieur dont elle pouvait se débarrasser. 

À ce traitement personnel du corps s’ajoute aussi la composante fantastique du film, forte en symbolisme. À la suite de cette grossesse anormale, de l’huile noire coulera d’entre les jambes d’Alexia, puis de ses seins. Ce liquide visqueux, noir, sale, propre à la machine, dénaturalise, jusqu’à la désacralisation totale, le rapport à la maternité. Le ventre, lui, contenant en chair et en métal, deviendra si gros, si lourd, que la peau se fissure jusqu’à se déchirer totalement lors de l’accouchement. Dans le cas d’Alexia, il faut parler d’une césarienne naturelle, où le ventre fend en deux de son propre gré pour laisser sortir l’enfant.

Généalogie du traumatisme

Si le sort de ce corps, infligé ou subi, est manifeste, les raisons derrière autant de violence ne sont pas aussi évidentes. Titane puise sa force dans l’obsession analytique qu’il plante en ses spectateurs, par cette question principale qui les hante : pourquoi ? Quelle est l’origine de toute cette haine du corps ? Par son ambiguïté et par son silence, le film nous propose plusieurs pistes. 

Plusieurs indices suggèrent un rapport dépersonnalisé, dissociatif avec le corps, qui se voit victime de menaces sexuelles et physiques constantes. Quand un admirateur d’Alexia se force sur elle dans un parking ou quand celle-ci se trouve dans un bus de nuit où des hommes harcèlent verbalement et très explicitement une femme, l’apathie d’Alexia est enfin troublée. Dans le premier cas, elle tuera violemment l’homme qui l’embrasse, puis se frottera vigoureusement le corps sous la douche ; dans le deuxième, elle descendra du bus, ne pouvant tolérer les propos vulgaires. Ainsi, cette constante menace qui pèse sur le corps le rend vulnérable, le rend traître : Alexia ne se l’approprie plus ou – pire – le perçoit elle aussi comme un objet étranger à faire plier. Incapable de faire confiance aux êtres de chair autour d’elle, Alexia se tourne vers les machines.

« Alexia multipliera les violences sur son corps comme s’il était un objet extérieur dont elle pouvait se débarrasser »

L’on devine toutefois que la généalogie du traumatisme trouve ses racines dans l’enfance. Tournés vers l’enfance, nous questionnons d’abord la figure du père biologique – ou plutôt, son absence. Dans la toute première scène du film, Alexia, enfant, tente de susciter l’attention de son père, et ce, par tous les moyens possibles, causant finalement l’accident fatidique. Un premier lien se créerait ainsi chez Alexia entre la violence contre soi et l’atteinte de l’objectif visé, soit l’attention paternelle. Cet accident, tentative réussie qui lui vaudra enfin le regard du père, serait aussi une potentielle explication pour le sentiment, affectif et sexuel, qu’elle développera plus tard pour les automobiles. Toutefois, il est tout à fait possible de voir le motif de l’amour pour la voiture indépendamment de l’accident d’Alexia. En effet, avant même de se heurter la tête contre la vitre, Alexia imitait le ronronnement de l’automobile.

Une fois adulte, le rapport avec le père biologique, senti comme sexuel, soulève des questions autour d’un potentiel abus dès l’enfance. Ce qui est certain, c’est que le rapport ambivalent avec le père est l’un des thèmes centraux du film. Il est d’autant plus important pour permettre la comparaison, puisque le deuxième père adoptif sera le seul personnage qu’Alexia est incapable de tuer et avec qui elle vivra une profonde relation de fusion, rejouée à travers le motif du feu. Enfin, la scène finale du film donne à voir une « transaction » (pour reprendre l’image théâtrale de Koltès), où Alexia et le père adoptif s’échangent dans un climax ultime l’objet le plus profond de leur désir : elle lui livre un enfant, et il lui donne un père. Le père biologique d’Alexia remplit la fonction d’un mystérieux étranger. Elle le tue et laisse un mystérieux étranger combler les fonctions du père biologique. Le père adoptif d’Alexia camoufle la mort de son enfant, brûlé, à travers son métier de pompier. C’est une façon de se déculpabiliser et d’intérioriser le déni. 

Le titane, dans sa forme compacte, ne brûle pas, mais fond et bout. Toutefois, lorsqu’il est fragmenté, réduit en poudre fine, il est extrêmement inflammable et explosif. Cette propriété épouse la vision de Julia Ducournau qui nous présente des personnages périssables, des bombes à retardement. L’obsolescence de l’androgyne est programmée dès le début. Ce qui surprend, c’est de constater que l’union des deux personnages centraux leur permet de survivre, de sauver des vies et de donner la vie. La fin nous prouve que la résistance d’Alexia-Adrien est destructible et laisse une extension d’elle-même, un monstre de forme humaine tout comme l’était la protagoniste.


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