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« Le spectacle en ruines »

Le Théâtre de Quat’Sous reprend des oeuvres de Réjean Ducharme.

Alexandre Gontier | Le Délit

La pièce À quelle heure on est mort ? est née d’un collage de romans de Réjean Ducharme réalisé par Martin Faucher il y a plus de 30 ans. Elle doit être portée à la scène à nouveau en avril 2020, mais la production est mise sur pause, puis avortée en raison de l’incertitude dans laquelle se trouve le milieu artistique. Le metteur en scène Frédéric Dubois réactualise la pièce dès que les mesures de santé publique le permettent au Théâtre de Quat’Sous ; « le spectacle en ruines » est repris mais ne se défait pas d’une esthétique de la destruction. Le spectacle est empreint des traces du projet original abandonné et fait de la ruine son leitmotiv. 

« À l’image du collage autour duquel se constitue le texte, la pièce se déploie comme un casse-tête qui se reconstruit une scène à la fois »

Poétique de la destruction

L’idée de ruine, centrale au projet de À quelle heure on est mort ?, s’installe dès les premiers moments de la pièce et ne cesse de s’immiscer dans les rapports qu’entretiennent les personnages. Les thématiques qui témoignent de la ruine sont nombreuses : l’avalement de soi, le suicide, le vol, l’anarchie. La brisure se trouve dans le collage du texte et dans la structure de la pièce elle-même : comme un compte à rebours, les mouvements et les répliques sont répétés de manière séparée jusqu’à ce qu’ils s’imbriquent les uns dans les autres et prennent sens. Le chaos prime jusque dans la surenchère d’objets et de costumes qu’enfilent les personnages, et la violence s’insère jusque dans les corps – « serre-moi fort », demande Bérénice-Chateaugué à Mille Milles qui ne la touche pourtant jamais. Il règne, entre les deux adolescent·e·s pris·es dans le monde de l’enfance, un attrait, une chimie qui ne se traduit pas en contact physique (car la sexualité relève du monde adulte dans l’univers de Ducharme), mais qui s’exprime plutôt à travers un discours destructeur désireux de faire éclater l’ordre établi. 

Huis clos et chaos

Le public, dès son entrée dans la salle, est confronté au chaos scénique dont il peut difficilement retracer le fil. Des robes de mariage, des plantes, un chou ; tous ces objets éparpillés n’entretiennent aux premiers abords pas de rapport entre eux. Le·a spectateur·rice doit cependant se laisser porter par le dévoilement progressif du lien qui se tisse entre chaque élément. Cette confusion scénique est contrebalancée par un jeu solide de Marie-Madeleine Sarr et Bozidar Krcevinac, qui interprètent avec beaucoup de naturel les personnages de Bérénice-Chateaugué et Mille Milles ainsi que l’univers ducharmien à la fois empreint de ludisme et de désillusion. À l’image du collage autour duquel se constitue le texte, la pièce se déploie comme un casse-tête qui se reconstruit une scène à la fois. Cette complexité initiale est porteuse de sens, dans la mesure où elle reprend l’idée du fragment.

Les univers des romans L’avalée des avalés, Le Nez qui voque, L’Océantume et L’Hiver de force s’enchevêtrent pour donner lieu à un huis clos scénique. Mille Milles et Bérénice-Chateaugué s’enferment dans une chambre d’hôtel, refusant de se soumettre à l’hypocrisie du monde des adultes. Ils se réapproprient les objets qui les entourent pour les défaire de leur ancrage dans le monde extérieur ; ces objets sont ainsi dénaturés et prennent une fonction qui se détache de celle qui est attendue d’eux. Un chou devient une boule de bowling, des bouteilles vides des quilles – comme dans l’enfance, les fonctions des objets sont réinventées grâce aux seules limites de l’imagination. Si les personnages sortent de leur claustration volontaire, c’est seulement pour voler une robe de mariée, robe qu’ils vont utiliser pour s’unir en dehors de toute forme d’institution et ainsi réaffirmer leur séparation d’une société à laquelle ils n’adhèrent pas.

Entre réalité et fiction

Le projet initial, avant d’être bouleversé par la pandémie, était porté par Gilles Renaud et Louise Turcot, qui incarnaient Mille Milles et Chateaugué. Ainsi, À quelle heure on est mort ? est ponctué d’enregistrements de répétitions et d’entrevues dans lesquelles les deux comédien·ne·s expriment entre autres leur désarroi quant à l’impossibilité de pratiquer leur art. Ces voix hors champ ne se trouvaient vraisemblablement pas dans cette première production, mais grâce à elles, le contexte pandémique s’inscrit en filigrane de l’imaginaire porté par la pièce, brouillant la frontière entre réalité et fiction. Mille Milles et Bérénice-Chateaugué vont par exemple se maintenir à deux bras de distance, geste pouvant être interprété à deux niveaux. D’une part, il pourrait témoigner de leur refus de promiscuité, associée au monde des adultes corrompus par leurs désirs sexuels ; d’autre part, la distanciation physique pourrait faire écho à la difficulté de s’adonner aux arts de la scène en temps de pandémie ainsi qu’à la répercussion de cette dernière sur la façon de concevoir la pratique théâtrale. 

« Le contexte pandémique s’inscrit en filigrane de l’imaginaire porté par la pièce, brouillant la frontière entre réalité et fiction »

Les voix hors champ engagent une réflexion chez le public quant à la reconfiguration du projet artistique auquel il est en train d’assister. Le changement du titre de la pièce – À quelle heure on meurt ? dans sa version antérieure, puis À quelle heure on est mort ? sous sa présente forme – est tout aussi révélateur. L’on pourrait voir dans le titre original la réitération de la volonté des personnages de mettre fin à leurs jours, comme s’il s’agissait pour eux du seul moyen de ne pas devenir adultes. Dans le second titre, le passé suppose une mort qui est déjà arrivée, conférant au pronom « on » une portée plus large. Ce « on » ne serait-il pas aussi celui de Gilles Renaud et Louise Turcot, qui sont mort·e·s symboliquement à travers les personnages auxquels il·elle·s espéraient donner vie sur scène et qui ont dû laisser place à la relève que représentent Marie-Madeleine Sarr et Bozidar Krcevinac ?

Le ludisme et l’humour côtoient de très près ce discours destructeur. Là s’illustre le paradoxe. Les personnages veulent se suicider, non pas pour échapper au malheur, mais pour, en quelque sorte, arrêter le temps et refuser la mort de l’enfant en eux. Mais comment refuser une mort en provoquant la mort ? Les lecteurs et lectrices de Réjean Ducharme se souviendront de l’échec du projet de Mille Milles et de Chateaugué dans Le Nez qui voque ; impossible, réalisent-il·elle·s, de rester enfant et d’échapper au monde.


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