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Peut-on garder des secrets ?

Pistes de réflexion sur l’éthique du secret et du mensonge.

Alexandre Gontier | Le Délit

Ah, les secrets ! Ces petites pièces de connaissance que nous décidons de garder à l’abri de tous dans le coffre-fort impénétrable de notre mémoire. Tout le monde en possède, des secrets, même ceux et celles qui déclarent être un « livre ouvert », ceux et celles qui prétendent n’avoir « rien à cacher ». Bien sûr, ces personnes savent que personne ne peut vraiment vérifier le contenu de leur coffre-fort. Mais leurs secrets sont-ils pour autant répréhensibles ? Les secrets peuvent être innocents et inoffensifs, ils peuvent être coquins et enfantins, mais ils peuvent aussi être pernicieux. Quel est donc notre verdict ? Les secrets, c’est bien ou c’est mal ? Explorons.

« Tout ce qui n’est pas dit est nécessairement secret dans la mesure où cela a été intentionnellement caché à autrui »

L’illusion de l’innocence

Pour parler de secrets, il faut d’abord se rendre compte que le secret est, plus souvent qu’on peut le penser, mensonge. Prenons l’exemple d’une épouse qui trompe son époux. Lorsqu’elle se retrouve avec son époux, l’épouse fait comme si de rien n’était et choisit le silence pour épargner à son mari la souffrance de savoir. Certes, l’épouse ne ment techniquement pas à son époux puisque celui-ci ne lui a jamais demandé : « Bonjour ma chère, juste par curiosité, me trompes-tu ? » L’épouse n’a jamais eu à dire : « Mon cher, je ne te trompe pas. » Mais il n’est pas très difficile de voir que l’épouse ment. En choisissant le silence, l’épouse continue de donner activement à son époux l’idée que tout va bien, que leur mariage est intact. Le choix du silence – du secret – est donc un choix de mensonge. 

Le secret est souvent mensonge, et, s’il ne l’est pas, il n’est du moins pas innocent. C’est donc quoi, exactement, le secret ? Tout ce que l’on choisit de ne pas dire est nécessairement secret. Tout ce que l’on garde dans le coffre-fort de notre mémoire, caché du regard d’autrui, est nécessairement secret. C’est un secret, car l’action de ne pas dire est une action délibérée. Ne pas dire quelque chose que nous pensons est toujours un choix – ou une action intentionnelle, comme le dirait Jean-Paul Sartre. Tout ce qui n’est pas dit est donc nécessairement secret dans la mesure où cela a été intentionnellement caché à autrui. Même si nous choisissons de ne pas dire quelque chose uniquement parce que cette chose nous paraît banale, ou peu intéressante, cette chose constitue toujours un secret puisque nous avons fait le choix intentionnel de ne pas la dire et, donc, de la cacher à autrui.

« Le secret de la femme constitue un mensonge indépendamment de l’inspection d’un officier »

Ainsi le secret n’est jamais innocent. Il constitue toujours une volonté de cacher la vérité à autrui et peut même constituer une volonté de construire une réalité mensongère. Pouvons-nous donc en conclure que le secret est moralement répréhensible ?

Secrets mensongers

Pour juger la moralité ou l’immoralité du secret, il nous faudra faire une distinction entre deux cas : celui du secret mensonger et celui du secret occulteur. Par secrets mensongers, nous entendons tout secret gardé pour maintenir l’illusion d’une fausse réalité. Le secret de l’épouse infidèle en est un exemple : l’épouse construit une réalité basée sur sa fidélité alors même que cette dernière est une fiction, un mensonge. Si nous nous fions à cet exemple, il nous paraît évident de conclure que le secret mensonger est immoral, du moins si l’on considère qu’il est immoral de tromper son époux et de garder cela secret.

Mais n’allons pas trop vite. Prenons un autre exemple : une femme néerlandaise cache une famille juive dans son sous-sol pendant l’occupation allemande de la Seconde Guerre mondiale. Un jour, un officier nazi claque à la porte et demande à la femme si elle cache des personnes juives chez elle. La femme ment, et décide de garder secrète la présence de la famille. À présent, ses actions sont-elles moralement justifiables ? 

Voilà le fameux scénario (adapté à notre temps) imaginé par le philosophe Emmanuel Kant. Notons d’ailleurs que le secret de la femme constitue un mensonge indépendamment de l’inspection d’un officier. Qu’elle soit questionnée ou pas, la Néerlandaise joue une comédie où elle ne cacherait pas de réfugiés. Le secret de la femme est donc nécessairement un secret mensonger et, selon Kant, un tel secret est toujours immoral.

« Nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui »

Benjamin Constant

En lisant les propos de Kant, un certain Benjamin Constant s’est indigné. L’intellectuel français publie en 1797 une réponse intitulée Des réactions politiques, où il affirme que « nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui ». L’argument semble solide : l’officier nazi n’a pas le « droit » d’extraire la vérité de la Néerlandaise s’il compte utiliser cette connaissance pour exterminer une famille. Conséquemment, la Néerlandaise n’a pas l’obligation morale de divulguer son secret. Mais Kant objecte encore. Selon lui, un principe moral – tel que le principe de ne pas mentir – est inconditionnel ou il n’est pas. S’il n’est pas moralement permissible de mentir dans certaines situations, pourquoi devrait-ce l’être dans d’autres ? 

Benjamin Constant et bien d’autres d’entre nous diraient probablement que Kant est trop « rigoriste », qu’il devrait considérer les circonstances plutôt que déclarer des principes moraux abstraits qui pourraient causer la mort d’une famille juive aux Pays-Bas. Mais ne nous précipitons pas trop vite à la défense de Constant… Imaginons un scénario où l’officier nazi demande à la femme si elle possède un tapis. Pourquoi un tapis ? Parce que l’officier aime bien les tapis et s’est proposé de marcher sur le plus de tapis possible avant sa mort. La Néerlandaise ne veut pas que l’officier marche sur son tapis uniquement car elle est très pointilleuse et ne veut pas que le tapis bouge d’un centimètre. Dans ce scénario, la femme a‑t-elle le droit de mentir à l’homme et de lui dire qu’elle ne possède pas de tapis ? Marcher sur un tapis, est-ce vraiment un mal qui « nuit » autant à la femme qu’elle aurait le droit de nier à l’officier l’accès à la vérité ? Et, crucialement, accidentellement bouger un tapis de quelques centimètres, est-ce là un mal supérieur au mensonge de la Néerlandaise ? La philosophie de Constant ne nous offre pas de réponses claires à ces questions. De tels dilemmes peuvent surgir lorsque nous tentons de juger la moralité d’un secret mensonger, mais nous laisserons le lectorat en tirer ses propres conclusions.

« La vérité ne doit pas dépasser ce que nous pouvons en supporter » 

Anne Dufourmantelle

Secrets occulteurs

Examinons maintenant le cas du secret occulteur. Un secret est occulteur lorsqu’il empêche qu’une vérité perçue soit divulguée à autrui, sans que cet empêchement ne serve à maintenir un mensonge. C’est, par exemple, le fait d’avoir une connaissance scientifique qui n’a jamais été partagée avec le monde. La personne qui garde ce secret n’est pas en train de soutenir un mensonge ; elle entrave seulement le progrès de la connaissance. Un secret occulteur est donc, en quelque sorte, tout secret qui n’est pas mensonger.

Est-ce immoral de garder un secret occulteur ? Prenons l’exemple d’une scientifique qui aurait découvert un remède infaillible contre l’Alzheimer. Malgré sa découverte révolutionnaire, la scientifique décide, pour une quelconque raison, de ne pas partager le remède et de le garder secret à jamais. Un tel secret est-il moralement justifiable ? Notons avant tout que cela n’importe point si la scientifique a le droit légal de garder un tel secret. La seule question que nous devons juger est si elle a l’obligation morale de le garder. Il ne serait pas déraisonnable de penser que la scientifique a une obligation morale de divulguer son secret, et que le secret occulteur est donc immoral.

Mais imaginons une deuxième scientifique qui, elle, aurait trouvé une façon de concevoir la bombe atomique (imaginons un monde où cette arme n’a pas encore été conçue). Il n’est pas difficile de voir que la divulgation d’un tel secret pourrait avoir des conséquences catastrophiques : l’extermination de populations entières. Est-ce donc immoral de garder un tel secret ? Nous pourrions vouloir répondre « non » puisque nous voulons éviter une catastrophe nucléaire, mais attendons ! Peut-être que la divulgation de la technologie nucléaire pourrait ne pas avoir de mauvaises conséquences. Peut-être que cette connaissance pourrait être utilisée pour empêcher des futures attaques – après tout, il est parfaitement possible que quelqu’un d’autre conçoive la même technologie à un autre moment dans le futur. Certains, comme le politologue Kenneth Waltz, diraient même que la possession d’armes nucléaires par plusieurs États rend le monde beaucoup plus sécuritaire. Il n’est donc pas clair si la divulgation de la technologie nucléaire serait une bonne ou une mauvaise chose pour le monde… Mais, de toute façon, la divulgation d’un secret devrait-elle être jugée en fonction de ses conséquences ? Ou, alternativement, devrait-elle être jugée selon l’attente de ses conséquences ? 

Selon Anne Dufourmantelle, « la vérité ne doit pas dépasser ce que nous pouvons en supporter ». Il y a certaines vérités que l’être humain n’est pas prêt à entendre, certains secrets, donc, qu’il vaut mieux lui cacher. Un exemple serait celui de l’époux dont l’épouse le trompe. La révélation de la vérité sur sa relation pourrait mener l’époux à la dépression ou au suicide. Il serait peut-être mieux, dans ce cas, que l’épouse garde son secret. Un autre exemple serait probablement la révélation de l’absurde, comme décrit par Albert Camus. Certaines personnes ne peuvent accepter ni même concevoir la condition absurde de leur existence. Il vaudrait peut-être mieux épargner ces personnes de la douleur fatale de l’absurde. 

« Cela n’importe point si la scientifique a le droit légal de garder un tel secret. […] La seule question que nous devons juger est si elle a l’obligation morale de le garder » 

En somme, pour Dufourman-telle, nous pouvons être de fragiles enfants qui ont besoin de croire au Père Noël pour garder sauves nos pauvres petites existences imaginées, et il vaut parfois mieux ne pas nous divulguer le secret de l’inexistence du Père Noël. Dufourmantelle pense donc qu’un secret peut, au moins dans certains cas, être jugé par les conséquences de sa divulgation. Mais, comme nous l’avons vu dans le cas de la bombe nucléaire, nous ne pouvons pas toujours connaître ex ante les conséquences d’une telle divulgation. Peut-être trouvons-nous ici une justification du secret, du moins du secret temporaire. La révélation d’un secret est irréversible, mais le secret, lui, est potentiellement immortel. Peut-être vaudrait-il mieux attendre avant de révéler une vérité jusqu’à ce que l’impact de cette révélation puisse être plus correctement mesuré.

Il est en effet possible d’argumenter qu’un secret peut être gardé temporairement mais, là encore, nous nous retrouvons face à la question suivante : est-ce moralement justifiable de garder un secret avec l’intention de possiblement le dévoiler dans un futur incertain ? Cette question est drôlement proche de notre question initiale.

Les piliers du débat

Il semble finalement que le débat se situe entre deux camps opposés : ceux et celles qui considèrent qu’un secret doit être jugé par les conséquences de son dévoilement, et ceux et celles qui pensent que l’action de garder un secret doit être jugée en elle-même. Cet article n’a pas eu le courage de trancher sur la question, mais il a au moins pu donner quelques pistes de réflexion. Il reviendra au lecteur de trouver une réponse conclusive. Espérons seulement qu’il ne décide pas de garder cette réponse secrète.


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