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L’insistance du secret

Le mystère dans Trop de bonheur.

Alexandre Gontier | Le Délit

Dans leur ouvrage philosophique Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari décrivent le genre de la nouvelle comme « fondamentalement en rapport avec le secret (non pas avec une matière ou un objet du secret qui serait à découvrir, mais avec la forme du secret qui reste impénétrable) ». Alice Munro, autrice canadienne anglaise nobélisée en 2013, ne pourrait mieux servir cette hypothèse. Son œuvre, entièrement constituée de recueils d’une quinzaine de nouvelles, multiplie les silences, les non-dits ; tout ce qui est énigmatique s’organise dans une sorte de soupçon foisonnant. Pas celui de l’ère, mais celui de l’être, qui phagocyte la matière et s’immisce dans la structure.

« Le dénouement attendu s’estompe derrière un nouvel ordre de réalité »

Trop de bonheur (trad. Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso), paru en 2009, nous offre de ceci un exemple des plus accomplis. On savait ne pas le vouloir d’occasion : Munro nous apprend que son abondance n’est certainement pas préférable. Chacune des dix nouvelles fait du mystère son nœud et son moteur. Sa face cachée, toujours immense, s’instaure d’entrée de jeu, avec aplomb : « Je suis convaincu que mon père ne m’a regardé, ne m’a dévisagé, ne m’a vu, qu’une seule fois. Après quoi, il a pu tenir pour acquis ce qu’il y avait là. » (« Visage »)

« En abyme, le mystère dans Trop de bonheur s’incarne dans tous les pores du texte »

On pourrait croire qu’à se multiplier ainsi, le secret perd de son insistance ; ce serait sous-estimer les fictions de Munro. Ses nouvelles, « Jeu d’enfant » en particulier, sont construites de telle sorte que lorsque survient la révélation, le dénouement attendu s’estompe derrière un nouvel ordre de réalité qui reconditionne l’intégralité du récit. Dès lors, un débalancement perdure, et le système textuel, non pas rééquilibré autour de la chute, inscrit dans le corps de l’enchaînement un malaise grandissant pour qui lit, exponentiel pour qui relit.

« Le texte sécrète tant d’ouvertures qu’on ne finit jamais de les élucider »

En abyme, le mystère dans Trop de bonheur s’incarne dans tous les pores du texte. Loin d’aspirer à cette « totalité secrète de la vie » que Georg Lukács rattache au genre romanesque dans l’ouvrage qu’il consacre à sa théorisation, Alice Munro, avec Trop de bonheur, nous offre le contraire de l’exhaustivité : le texte sécrète tant d’ouvertures qu’on ne finit jamais de les élucider.

Alice Munro, Trop de bonheur [Too Much Happiness], traduit de l’anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013 [2009]


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