Aller au contenu

Le mysticisme chez Fernand Leduc

Un héraut de la lumière.

Alexandre Gontier | Le Délit

Le mysticisme dans l’histoire de l’art ne se réfère pas uniquement aux influences religieuses. En effet, le mot « mysticisme » peut désigner divers concepts. Pour certains individus, il signifie une communion directe et envoûtante avec le divin. Pour d’autres ce mot désignerait un éveil, l’expérience d’une révélation médusante. Dans le cadre de cet article, le mot « mysticisme » sera plus proche du mot « mystère », car le mot « mysticisme » trouve son origine dans le mot μυστικός qui en grec signifie « secret » ; le mystère lui aussi préserve des secrets. Cette espèce de mystère non dogmatique est une sorte d’énigme dont la solution pourrait bien ne pas exister. Nous dirons donc que le mysticisme est la contemplation sereine des secrets qui se terrent dans les replis de la réalité. On retrouve souvent cette forme de mysticisme libre dans l’une des périodes les plus surprenantes de l’histoire de la peinture : la peinture abstraite contemporaine, dont le but principal est de susciter l’imagination et la sensibilité des spectateurs grâce à des œuvres polysémiques, qu’on peut lire de diverses façons.

De nombreuses peintures de Fernand Leduc, peintre montréalais du 20e siècle, témoignent d’un certain mysticisme qui se révèle surtout grâce à la présence primordiale de la lumière. Pour Leduc, la lumière semble jouer un rôle essentiel dans la peinture, et elle semble mener à une vision mystique de l’existence. 

Né en 1916 à Viauville à Montréal, Fernand Leduc rejoint à 12 ans le juvénat des Frères maristes d’Iberville et se fait appeler le frère Charles-Garnier. À 22 ans, ayant quitté le juvénat, il intègre l’École des Beaux-Arts de Montréal. Il s’inspire des premiers pas du peintre canadien Paul-Émile Borduas, ainsi que du peintre surréaliste espagnol Salvador Dalí. Or, avec le temps, Borduas poursuit un chemin que Leduc finit par quitter : l’automatisme allié à l’art abstrait. En 1947, Leduc part vivre à Paris et rejoint André Breton, chef de file du surréalisme. En 1953, Fernand Leduc revient à Montréal. Puis, en 1959, il repart en France et voyage aussi en Italie et plus précisément en Toscane. Tous ces voyages, tous ces pays et régions inspirent un grand nombre de ses œuvres. 

Leduc est passé par divers mouvements artistiques, tels que l’automatisme (qui repose sur des procédés de répétition et des gestes prédéterminés), l’art abstrait (souvent sans référence à un sujet ou à un objet réels) et l’unisme (qui consiste à produire des œuvres sans formes et d’une couleur quasiment uniforme, telles des peintures monochromes ou des microchromies, c’est-à-dire des tableaux présentant de subtiles variations de teintes et nuances de couleurs superposées). 

C’est au spectateur de faire l’effort de rejoindre ces tableaux avec sensibilité

La lecture des romans de Raymond Abellio, un politicien et écrivain français, a exacerbé le mysticisme de Fernand Leduc. De plus, on peut voir ce mysticisme affleurer dans le tableau La Levée du voile 1, microchromie abstraite réalisée en Italie en 1990, avec des nuances hypnotisantes de vert et de bleu. Le mysticisme de Leduc est un mysticisme de l’objet quelconque, et plus précisément de l’objet appartenant à l’univers du peintre. Car en effet, l’art abstrait et la peinture uniste réclament l’autonomie de l’art et préconisent donc l’auto-référentialité picturale. Par exemple, la peinture – celle qu’on achète dans des seaux – est un objet merveilleux pour Leduc. Et pour lui, la gouache se suffit à elle-même, elle n’a pas besoin de représenter un château ou un guerrier – bien qu’elle puisse le faire – pour justifier son existence. Ceci permet à Leduc de présenter dans un musée une toile peinte de façon quasiment uniforme avec une seule couleur principale, Viva Canaletto, suite et fin inspirée – mais sans imitation formelle – de l’œuvre Veduta del Palazzo Ducale du peintre vénitien Giovanni Antonio Canaletto. 

On pourrait dire que c’est de l’imposture, mais pour Leduc une telle intolérance et un tel dédain sont précisément les ennemis qu’il a fuis tout le long de sa vie. Car, précisément, il cherche plutôt une forme d’étonnement épuré, un art non réductionniste, une paix sans caprice. Pouvoir accepter et apprécier la simple présence des couleurs et de la lumière, c’est, à ses yeux, s’ouvrir au mystère de leur humble présence. C’est pourquoi de nombreux tableaux de Leduc s’éloignent de la référentialité et touchent plutôt au monde silencieux de l’auto-référentialité. Ces tableaux ne représentent pas des entités existant dans le monde réel et concret ; ils se prennent eux-mêmes comme thème. Par exemple, le tableau abstrait et géométrique Delta se sert des couleurs et des formes pures pour créer un espace de présence authentique et autonome. En effet, Leduc envisage une peinture de lumière en tant que lumière, de couleur en tant que couleur. Cependant, comme les peintres français Paul Cézanne et Jean René Bazaine, il prône un retour à la nature pour stimuler l’imagination et la création artistique. L’art de Leduc est un art sans béquilles, sans imitation volontaire : une peinture issue principalement de la nature et de l’univers intérieur du peintre. Une peinture où un nouveau langage authentique et accessible à tout être humain émerge : le langage de la lumière. Les peintures de Leduc disent ce qu’elles disent et donc sont accessibles au spectateur qui sait écouter et voir. C’est au spectateur de faire l’effort de rejoindre ces tableaux avec sensibilité.

L’on pourrait même dire qu’il y a un mysticisme phénoménologique chez Leduc, un mysticisme où l’Être et la lumière s’affirment perpétuellement comme mystères infranchissables, comme secrets. Leduc se soumet donc au mystère délicieux de l’existence de la lumière, des couleurs et des formes. L’on pourrait dire aussi que son objectif est de sculpter un paysage de lumière. Et c’est dans ce paysage que le spectateur peut courir entre les lignes de la peinture, les enjamber, se couler le long des contours, sauter de forme en forme, se baigner dans les couleurs aux saveurs infinies, et y trouver un plaisir digne de l’enfance.


Dans la même édition