Au début du 20e siècle, les discussions entourant le communisme étaient bien différentes de celles d’aujourd’hui : ce projet politique a depuis lors été éprouvé et, diront plusieurs, invalidé. Pour Antonio Gramsci, qui, en 1921, fondait le Parti communiste italien, l’Histoire n’avait pas encore été écrite et le communisme s’inscrivait encore comme une solution possible aux grands défis politiques de son époque. Alors que l’Italie était sous l’emprise du régime mussolinien, les antifascistes et autres révolutionnaires cherchaient à repenser la philosophie politique de sorte à lui donner de vraies allures démocratiques. Le défi qui s’imposait était celui d’offrir un régime alternatif, qui ne verrait pas une poignée d’individus en position de contrôle sur la majorité de la population, afin de préserver l’essence de la démocratie, ce « gouvernement par le plus grand nombre ». Le communisme s’érigeait alors comme une alternative incontestable.
Né en 1891, Antonio Gramsci a été de son vivant un influent écrivain et théoricien politique. Le régime fasciste a d’ailleurs cherché à confiner la pensée du philosophe en le faisant emprisonner pendant plus de dix ans. Paradoxalement, ces années auront vu naître la grande majorité des travaux du penseur, qui écrivait à la fois pour échapper à la solitude carcérale et pour exercer une influence politique malgré l’oppression du régime. Son héritage est tel qu’il offre, encore aujourd’hui, une lecture tout à fait contemporaine des dangers politiques à l’horizon.
L’hégémonie culturelle
Karl Marx prétendait que le prolétariat briserait ses chaînes et, dans sa révolte, renverserait la bourgeoisie afin de mettre en place un nouvel ordre économique. Mais, au début du 20e siècle, cette révolution se faisait attendre et les chaînes demeuraient. Les penseurs néo-marxistes n’ont eu d’autre choix que de remettre en question le fondement même de cette pensée : pourquoi la prophétie marxiste ne se réalisait-elle pas ? Pourquoi des gens vivant dans des conditions abjectes, dont les emplois étaient bien souvent aliénants, acceptaient-ils de réélire un gouvernement qui les brutalisait ?
« Si un individu ou un groupe d’individus est en mesure de contrôler le récit, et s’il réussit à convaincre le citoyen moyen que l’ensemble actuel de normes culturelles constitue l’état permanent et immuable des choses, le peuple n’aura pas l’idée de se révolter »
Le discours néo-marxiste de l’époque affirmait que le contrôle de la population s’étendait bien au-delà des urnes. Selon Gramsci, le contrôle politique serait dicté par le contrôle culturel ; une classe sociale réussirait à être assignée au pouvoir et à maintenir son statut privilégié grâce à ce que le philosophe nomme « l’hégémonie culturelle ». Du grec ancien hêgemôn, ce terme peut se traduire comme « chef militaire », ou encore « guide ». Dans l’Antiquité grecque, l’hégémonie référait à la suprématie militaire d’un État sur un autre : si un État plus faible ne se conformait pas aux demandes de l’hêgemôn, l’armée de ce dernier l’annexait ou le dominait, voire le brûlait complètement. En d’autres termes, l’hégémonie impliquait la domination physique sur une population.
Gramsci, à son époque, affirmait que l’hégémonie ne s’exerçait plus de cette manière en Occident. L’avancée des médias de masse ayant été un tournant significatif à cet égard, les gens en position de pouvoir avaient alors compris que le contrôle de la population pouvait s’effectuer en manipulant les paramètres culturels dans lesquels les citoyens naviguaient. Cette « culture » se manifeste dans un ensemble élaboré de normes, de règles, de structures, de morales et de tabous – rituels qui se réunissent pour former un tout et une société cohésive. Pour le penseur italien, si un individu ou un groupe d’individus est en mesure de contrôler le récit, et s’il réussit à convaincre le citoyen moyen que l’ensemble actuel de normes culturelles constitue l’état permanent et immuable des choses, le peuple n’aura pas l’idée de se révolter.
Afin d’éclaircir ce concept, il est possible de se référer à l’éthique de l’ambiguïté telle qu’entendue par Simone de Beauvoir. Pour la philosophe française, une distinction existe entre l’ordre culturel et l’ordre naturel. Un exemple évocateur de cette différence est celui de l’ouragan. Lorsque survient un ouragan, celui-ci dévaste des villes, détruit des maisons, décime des vies humaines. Évidemment, les gens en sont mécontents, et un ouragan dévastateur est une tragédie, l’on en conviendra. Toutefois, en tant qu’êtres humains, que pouvons-nous faire ? Nous ne pouvons que l’accepter. Nous n’avons d’autre choix, puisqu’il n’y a ni intention ni volonté humaine derrière une telle tempête ; personne ne peut être tenu moralement responsable des dommages qui en découlent. Nous considérons donc l’ouragan comme rien de plus qu’un événement malheureux, qui fait partie de la nature.
Gramsci nous dira que les classes sociales dominantes ont la capacité de dicter des normes culturelles, lesquelles servent à se renforcer elles-mêmes. Ainsi, les personnes nées dans ces cultures considéreraient souvent l’état de normalisation du monde qui les entoure comme la nature plutôt que la culture. Comme l’ouragan, les dommages causés par l’état naturel du monde – par le système qui porte cette culture – sont incritiquables. Aucune issue n’est possible, aucune alternative n’existe ; l’individu doit, tout simplement, accepter les conséquences. Pour Gramsci, la prophétie marxiste n’aurait pas été accomplie précisément de ce fait : le prolétariat continue de vivre avec ses chaînes puisqu’il en est venu à les percevoir comme l’état naturel du monde.
Le sens commun
Les normes culturelles représentent pour le citoyen ce que Gramsci nomme « sens commun », soit le signifié que donne l’individu à toute chose, afin de donner un sens à sa propre place dans le monde. Ce sens commun permettrait de légitimer la domination d’une classe sur une autre. Des personnes qui, sans ce sens commun, ne se conformeraient pas à un discours dominant, consentent à contribuer au système qui les dirige ; elles acceptent leur place dans le monde comme une partie nécessaire au fonctionnement de celui-ci. Leur existence rend donc possible le renforcement de l’hégémonie culturelle, et par le fait même, du statu quo politique.
« La prophétie marxiste n’aurait pas été accomplie précisément de ce fait : le prolétariat continue de vivre avec ses chaînes puisqu’il en est venu à les percevoir comme l’état naturel du monde »
Ainsi, même les personnes souhaitant lutter au sein d’un système capitaliste évolueront leur vie durant à même ce système : leur identité, leur place dans le monde et leur rapport à celui-ci ne pourront exister qu’en relation aux idéologies capitalistes. Gramsci affirme que leur existence se composera d’angles morts, leur vision étant restreinte par l’hégémonie culturelle qui les domine. L’hégémonie contribue ainsi à l’aveuglement volontaire des citoyens, ces derniers demeurant inaptes à considérer les autres options à leur disposition. L’unique manière de participer aux discours publics étant en effet de concourir à la culture existante, les individus prenant part à ce dialogue social évolueront dans cette culture qui se renforcit d’elle-même et n’auront connu d’autre discours que celui qu’ils livreront à leur tour.
Les intellectuels dominants
De cette transmission du discours, Gramsci identifie les intellectuels publics comme étant les premiers responsables. Deux types d’intellectuels publics se distinguent : les intellectuels dominants et les intellectuels organiques. La première catégorie réfère à ces individus en situation de pouvoir dans la société, qui commentent le monde et qui, de ce commentaire, renforcent le statu quo. Majoritairement issus du cercle universitaire, ces intellectuels sont ceux qui écrivent les articles, publient dans les revues, mènent les études et écrivent les manuels. Par leur position sociale, ils ont mainmise sur l’éducation de la prochaine génération de citoyens. Pour Gramsci, il y a là problème évident : le statut « d’intellectuel » leur est octroyé précisément grâce à leur conformité au système : leurs qualités intellectuelles sont celles correspondant à l’ordre social existant.
Or, l’hégémonie culturelle s’édifie par le contrôle de trois sphères : (1) l’intellectuel de la société, (2) l’éducation au sein de la société, (3) la philosophie qui pousse les gens à l’action politique. En d’autres termes, un intellectuel formé par le système éducatif d’une société capitaliste aura forcément une compréhension lacunaire du capitalisme puisque moulée par les influences sociales qui contribuent à la perpétuité de ce système.
« Pour Gramsci, il y a là problème évident : le statut « d’intellectuel » leur est octroyé précisément grâce à leur conformité au système : leurs qualités intellectuelles sont celles correspondant à l’ordre social existant »
Concrètement, l’Université McGill n’a pas été pensée par des moines indépendants au sommet d’une montagne. De la logique de Gramsci, les cours qui y sont offerts et les professeurs émérites le sont par leur capacité à s’inscrire dans le discours capitaliste et à le renforcer ; un étudiant mcgillois est donc plus susceptible, dans son parcours, d’être exposé aux mérites d’un tel système plutôt que d’en entendre les inconvénients. Toutefois, Gramsci apporte ici une nuance importante : ce système dominant pourrait, somme toute, être le « bon» ; le capitalisme pourrait être politiquement et économiquement plus viable que le socialisme, par exemple. Seulement, une société cloisonnée dans un système qui se renforcit lui-même ne peut pas en être critique ; impossible alors d’assurer la supériorité de ce système sur un autre.
Pour une véritable contre-culture
Gramsci affirme que l’hégémonie culturelle n’est toutefois pas exclusive aux sociétés capitalistes ; une société pourrait se réclamer du socialisme, prôner ses avantages, et engendrer le même type de chambre d’écho. Davantage que le capitalisme, c’est le caractère hégémonique que problématise le philosophe : son objectif politique n’est pas de substituer l’idéologie marxiste à l’idéologie capitaliste dans le monde occidental, mais plutôt de repenser ces approches étroites où règnerait un niveau de scepticisme élevé quant au statu quo.
Rappelons que l’hégémonie culturelle a contrôle sur trois choses : les intellectuels, l’éducation et la philosophie d’une société. Ainsi, quiconque aspire à un changement social fondamental doit proposer un changement alternatif dans ces trois domaines, pense Gramsci. La création d’une contre-culture s’affirmerait alors substantielle ; celle-ci figurerait comme un ensemble alternatif de normes culturelles et de tabous, et serait renforcée par des intellectuels qui œuvreraient à la remise en question constante et continue du statu quo. Gramsci nomme cet autre type d’intellectuels les « intellectuels organiques » : leur travail consisterait à douter de l’ordre existant des choses, à fournir un moyen d’éducation alternatif, et à aider le citoyen à prendre des mesures politiques par la transmission d’une vision philosophique en marge. Sans ces intellectuels organiques, de réels changements sociaux ne pourront germer ; c’est ce qui expliquerait les nombreuses tentatives de révolutions échouées par le passé. Les marxistes orthodoxes qui avaient essayé d’organiser la révolte n’avaient pas compris le « sens commun » des travailleurs : ces derniers voyaient de fait leur place dans le monde en relation aux idéologies capitalistes. Pour les entraîner dans la désobéissance civile, un changement fondamental dans leur vision philosophique du monde aurait été impératif.
« Davantage que le capitalisme, c’est le caractère hégémonique que problématise le philosophe : son objectif politique n’est pas de substituer l’idéologie marxiste à l’idéologie capitaliste dans le monde occidental, mais plutôt de repenser ces approches étroites où règnerait un niveau de scepticisme élevé quant au statu quo »
La lecture contemporaine de Gramsci n’exhorte ni à la révolte ni à la critique d’un système précis : elle invite plutôt à la remise en question de tout système, de toute révolte. Le penseur nous demande d’être sceptique, de douter, et d’offrir une place aux cultures et aux contre-cultures qui déséquilibrent l’ordre existant. S’il est chose certaine que les chambres d’écho sont dangereuses, les voix dissidentes sont alors peut-être à même de nous choquer, justement parce qu’elles s’inscrivent viscéralement en marge des discours dominants. Ce n’est alors que le juste mélange des cultures et des contre-cultures qui permettrait à l’individu de véritablement penser la société dans laquelle il évolue.