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Le feu que libère la création

La représentation cinématographique de l’art pictural dans le « Portrait de la jeune fille en feu ».

Alexandre Gontier | Le Délit

Portrait de la jeune fille en feu (2019), le dernier long-métrage de Céline Sciamma, met en scène la peintre Marianne, chargée du portrait d’une fille d’aristocrate promise au mariage d’un Milanais. La principale concernée, Héloïse, s’oppose à cette union non désirée en refusant de poser en tant que modèle. C’est donc sa mère qui régit une entente selon laquelle Marianne devra peindre sa fille à son insu, avec la seule aide de quelques esquisses et de sa mémoire.

Quoique la proposition initiale puisse paraître conventionnelle, il en va autrement lorsqu’on est confronté à la richesse des dialogues de Sciamma, qui lui ont valu le prix du meilleur scénario à Cannes. Plusieurs répliques gardent leur apparence naturelle tout en interrogeant profondément l’impossibilité d’émancipation chez les femmes et l’identité créatrice. Les répliques sont ponctuées par un jeu de regards communicatifs entre Adèle Haenel et Noémie Merlant, qui dévoilent à l’écran une impressionnante construction intérieure de leurs personnages respectifs. En outre, la cinématographie picturale ne peut être séparée de son intrigue, ni absolument ancienne ni absolument contemporaine, mais tout à fait intemporelle.

Un portait d’époque idéal

Portrait de la jeune fille en feu se déroule au terme de l’Ancien Régime, dix-neuf ans avant la Révolution française. À l’exception du début et de la fin du film, l’action se concentre sur une île bretonne où l’immensité naturelle prime sur la civilisation. C’est précisément ce lieu isolé, à l’extérieur des mœurs et des conventions de l’époque, qui rend possible l’évolution de la relation qu’entretiennent Marianne et Héloïse. La réalisatrice explique dans une entrevue accordée à France Culture que son film montre ce « qui est possible à partir du moment où on est hors du protocole, hors des mondanités ». Les deux protagonistes jouissent d’une liberté insulaire qui les affranchit momentanément d’un carcan social assujétissant, rappelant la poétesse de la Grèce antique Sappho, qui avouait son amour mal vu à l’époque pour d’autres femmes. L’œuvre cinématographique de Sciamma montre pour sa part comment devient possible un amour lesbien dès lors que la contrainte sociale relâche son emprise sur les femmes.

« Se retrouver entre femmes, loin du regard des hommes, était donc le seul moyen de reprendre le contrôle de leur propre corps »

Bien que Portrait de la jeune fille en feu s’inscrive durant le siècle des Lumières, ne serait-ce que dans la reconstitution des costumes et lors des dernières scènes du film, sa vision de l’époque est sciemment idéalisée plutôt qu’historique. Les hiérarchies de pouvoir, inhérentes à la société française de l’époque, sont détrônées par une sororité circonscrite à l’île. Cela donne lieu à une très touchante scène où Marianne et Héloïse veillent sur la servante Sophie alors qu’elle se fait avorter. Grâce à la présence d’un enfant qui touche le visage de Sophie, la mort cohabite avec le début d’une vie, insufflant un caractère paisible à une situation pourtant douloureuse. C’est aussi un acte de profonde désobéissance, bien que pratiqué en secret, puisque l’enfantement demeurait l’une des responsabilités auxquelles les femmes devaient se soumettre. Se retrouver entre femmes, loin du regard des hommes, était donc le seul moyen de reprendre le contrôle de leur propre corps.

Antérieurement à l’entrée en vigueur du Code napoléonien, qui réduit la gent féminine au rôle de mère en l’empêchant d’exercer toute profession, plusieurs femmes œuvraient en peinture, dont Elisabeth Vigée Le Brun pour ne nommer qu’elle. Dans Portrait de la jeune fille en feu, le personnage de Marianne fait en quelque sorte figure de modèle de toutes ces artistes peintres, afin de rétablir la juste représentation d’un moment effacé, mais charnière de leur histoire.

Le regard artistique épris de son sujet

Ce n’est qu’au moment où Marianne lui fait part de la véritable raison de sa présence qu’Héloïse se montre ouverte à poser. Une honnêteté mutuelle leur permet de se montrer plus vulnérables l’une envers l’autre. Ce changement relationnel transparaît dans l’évolution du tableau d’origine à celui qui sera livré au futur époux ; du premier se dégage un néoclassicisme emprunté, alors que du second émane la complexité intérieure d’Héloïse. Pour Marianne, la connaissance intime de son sujet artistique plutôt que comme objet de représentation s’avère nécessaire pour créer une œuvre à la sensibilité nouvelle et unique.

« Portrait de la jeune fille en feu propose plutôt une vision de l’art pictural où les échanges entre l’artiste et son sujet modifient directement la création en elle-même »

Durant une séance de peinture du deuxième portrait, Héloïse déclare « Nous sommes à la même place » à l’endroit de Marianne. Céline Sciamma parvient ici à brouiller la frontière entre le moi et l’autre, entre l’artiste et son sujet. « Si vous me regardez, qui je regarde, moi ? », lance plus loin la muse, suggérant qu’elle participe activement au processus créatif pour mieux déconstruire le mythe de l’inspiration unique au peintre. Portrait de la jeune fille en feu propose plutôt une vision de l’art pictural où les échanges entre l’artiste et son sujet modifient directement la création en elle-même.

Une peinture en mouvement

La cinématographie de Portrait de la jeune fille en feu entre en dialogue avec l’art pictural. Plusieurs plans se réapproprient une esthétique propre aux différentes époques que traverse la peinture. D’abord, Marianne est souvent présentée dans des endroits sombres à la seule lumière du feu, créant des clairs-obscurs semblables à ceux de Caravage, qui témoignent de l’instabilité dans sa recherche artistique. En contraste, le premier portrait d’Héloïse baigne dans une lumière diffuse, et son expression neutre tout autant que ses pommettes rosées reflètent particulièrement les goûts néoclassiques. La silhouette d’Héloïse contemplant le déchaînement de la mer relève d’un rapport romantique à la nature. Puis, il y a également une volonté de montrer objectivement certains faits tels qu’ils se présentent à l’écran. La mise en lumière de l’avortement de Sophie, en plus d’évoquer certains éléments picturaux propres au réalisme, accentue l’empathie que peuvent ressentir les spectateurs vis-à-vis la condition des femmes, plus précisément l’écart entre leur désir d’émancipation et ce qui était attendu d’elles.

« L’émancipation du désir féminin, qui occupe une place centrale dans la fiction, peut aussi trouver écho chez les spectateurs comme moyen de cultiver leur propre indépendance »

Il ne faut pas perdre de vue que le film, sorti en 2019, a porté des choix de direction photographique qui doivent être distingués du contexte socio-historique qu’il représente. On ne pourrait non plus réduire sa cinématographie à ces derniers exemples, qui ne font valoir qu’une partie de son ingénieuse recherche picturale. Portrait de la jeune fille en feu, en proposant un récit du 18e siècle à la résonance tout à fait moderne, célèbre l’appréhension lente de l’amour plutôt que son apparition subite. L’émancipation du désir féminin, qui occupe une place centrale dans la fiction, peut aussi trouver écho chez les spectateurs et spectatrices comme moyen de cultiver leur propre indépendance.


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